de Stephanie Melody Yan
En 2017, CNN Travel a nommé Bangkok la meilleure ville de la cuisine de rue au monde, pourtant l’administration métropolitaine de Bangkok (BMA) est en processus de déloger ce commerce informel de sa capitale.
À la suite d’un coup d’État militaire en 2014, le nouveau gouvernement thaïlandais a mis en place l’acte sur le maintien de la propreté publique et de l’ordre social, qui verrait les vendeurs de rue des 50 districts de Bangkok délogés pour restructurer la métropole, question d’hygiène et d’espace. Cependant, sans une planification urbaine minutieuse, tous les habitants subissent les conséquences. Selon l’indice mondial des villes de destination en 2019, Bangkok est la ville la plus visitée sur la planète, pour sa quatrième année consécutive (Mastercard Global Destination Cities Index, 2019). Le tourisme est extrêmement important pour la Thaïlande, donc naturellement le gouvernement favorise la modernisation en nettoyant les voies de Bangkok pour continuer d’attirer les voyageurs et leur argent. Cependant, les législateurs ont oublié leur propre peuple dans cette équation. En interdisant la cuisine de rue, ils affectent directement la vie des vendeurs et des consommateurs thaïs, qui dépendent de ces repas accessibles à bas prix.
Une vendeuse prépare à frire sa nourriture pour l’offrir à son étal. Pour sa clientèle, c’est une nécessité et non un luxe de manger de la cuisine de rue.
(crédit photo : Expique.com, 2019)
L’économie de la rue
Un boom économique dans les années 80 a provoqué une migration de main-d’œuvre des zones rurales vers Bangkok. Surtout les femmes mariées peu instruites et sans perspectives de carrière, devaient recourir à des travaux informels dans les rues pour subvenir aux besoins de leurs familles (Walsh, 2012). En raison de sa nature informelle, il n’y a pas de paiement de taxes, pas de loyer et nécessite peu d’investissement en capital. La vente dans la rue est donc la seule option viable pour les urbains démunis. Il est à noter que malgré sa popularité, la vente de rue génère des profits extrêmement faibles (Walsh, 2012). Avec l’expulsion des kiosques de nourriture, ces vendeurs de longue date n’ont nulle part où aller. Ils n’ont pas d’économies pour louer un emplacement officiel pour leur entreprise et ni les moyens de prendre leur retraite. Ces travailleurs, pour la plupart âgés, n’ont reçu aucun aide ni solution alternative de la part du gouvernement. Il s’avère difficile de calculer le nombre exact de vendeurs qui seront affectés, car seule une partie d’entre eux sont enregistrés légalement, mais il est estimé à plus de 20 000 travailleurs répartis sur 665 emplacements (Boonjubun, 2017).
Un problème partagé
L’interdiction de la cuisine de rue perturbe également les portefeuilles des citoyens thaïlandais. Tous, des employés de bureau aux écoliers universitaires, dépendent quotidiennement des repas dans la rue. Quel que soit leur niveau de revenu, une étude réalisée en 2015 démontre qu’en moyenne, les ménages de Bangkok déboursaient plus de la moitié des dépenses comestibles en aliments préparés par de petits commerçants (Carrillo-Rodriguez, 2018). En supprimant la cuisine de rue peu coûteuse, les résidents devront augmenter leurs dépenses financières pour acheter leur nourriture dans les aires de restauration des centres commerciaux ou les supermarchés, une option qui n’est pas envisageable pour les familles à faible revenu. Cuisiner à la maison n’est pas un choix pour certains, car de nombreux blocs de logements ne sont pas équipés d’une cuisine (Carrillo-Rodriguez, 2018). Même ceux qui ont les moyens de payer des prix plus élevés pour leurs repas, devront compromettre avec la convenance et la variété des plats disponibles.
Kuai Tiao Ruea, un plat de soupe aux nouilles thaïlandaises, a beaucoup d’histoire dans le secteur alimentaire informel. Il était originalement offert sur des bateaux et les vendeurs ramaient le long du canal pour le servir aux clients.
(crédit photo : Pichayada Promchertchoo, 2019)
Le Bangkok d’aujourd’hui
L’ambitieuse politique de revitalisation de BMA a abouti à l’expulsion des citoyens pauvres et des migrants dans le but de conserver les sites du patrimoine national et de laisser la place à la construction de parcs et pistes cyclables (Boonjubun, 2017). En 2019, le gouvernement n’a pas encore complètement éradiqué les kiosques de rue. Les rues les plus passantes du centre-ville sont désormais dégagées pour les piétons et les motocyclistes, mais quelques stands de nourriture se retrouvent discrètement cachés dans les rues latérales (Expique, 2019). D’autres kiosques ont été remplacés par de grands centres commerciaux de chaîne, dépouillant l’authenticité locale que les vendeurs de rue apportaient aux touristes. En ce moment, 508 zones à Bangkok ont été vidées des vendeurs de rue et le BAM prévoit le même sort pour les 175 emplacements restants en 2020 (News Channel Asia, 2019). Bien qu’elle ne soit pas entièrement disparue, la cuisine de rue dans la capitale thaïlandaise, auparavant emblématique, ne sera plus jamais pareille. La modernisation de l’État se fera au détriment des moyens d’existence des urbains démunis. Il y a fort à parier qu’avec l’interdiction gouvernementale, ils ne remporteront plus de prix pour la meilleure ville de cuisine de rue à l’avenir.
Bibliographie
Boonjubun, Chaitawat (2017) « Conflicts over streets: The eviction of Bangkok street vendors. » Cities 1 (70) : 22-31.
Carrillo-Rodriguez, Jorge et Sarah Orleans Reed (2018) « If street food disappears – Projecting the cost for consumers in Bangkok. » WIEGO Resource Document 9. Manchester, UK : WIEGO.
Channel News Asia. (2019) The fight to save Bangkok’s affordable and iconic street food. https://www.channelnewsasia.com/news/asia/thai-bangkok-street-food-ban-thonglor-saphan-55-12035080 (consulté le 9/2/2020)
Expique. (2019) The Changing Face of Street Food in Bangkok. https://www.expique.com/blog/2019/06/05/changing-face-of-bangkok-street-food/ (consulté le 9/2/2020)
Mastercard. (2019) Global Destination Cities Index 2019. https://newsroom.mastercard.com/wp-content/uploads/2019/09/GDCI-Global-Report-FINAL-1.pdf (consulté le 9/2/2020)
Walsh, John (2012) « After the 1997 financial crisis in Bangkok: The behaviour and implications of a new cohort of street vendors. » Singapore Journal of Tropical Geography 2 (33) : 255-269.