Par Camille Tétreault
Malgré son transfert de colonie espagnole à colonie américaine, l’influence de l’Espagne demeure présente aux Philippines, sous la forme de l’église catholique. Elle a façonné le peuple de l’archipel, estimé à être à 80% de confession catholique, avec une minorité musulmane à Mindanao [1]. Durant l’ère de la colonisation espagnole, la population fut convertie au catholicisme à travers la création de communautés religieuses et d’économies locales contenues sans influences étrangères [2]. L’église a donc donné à la nation des Philippines ses croyances et ses valeurs. Aujourd’hui, l’église est censée être apolitique malgré son influence. Mais est-ce réellement le cas? Le climat politique et les codes légaux du pays disent le contraire: des traces de l’Église sont visibles dans les codes légaux, et depuis l’arrivée du président Rodrigo Duterte, l’Église sert d’opposition populaire.
L’église et la loi
L’église catholique opère de multiples façons dans la vie politique des Philippines. Durant le règne du dictateur Marcos, l’Église supportait activement les forces révolutionnaires du People Power Revolution, mouvement qui cherchait à mettre fin au règne de Marcos et rétablir la démocratie aux Philippines : le cardinal Jaime Sin déclara en 1983 que l’Église se doit de supporter le peuple lorsque celui-ci est opprimé [3]. Elle organisa des manifestations non-violentes allant jusqu’à 50 000 personnes pour supporter le peuple en temps difficiles. Il est important de noter qu’à travers la dictature Marcos, le gouvernement et l’Église était souvent en désaccord : cela peut en partie expliquer pourquoi l’Église supportait la révolution [4].
L’Église exerce son autorité au niveau politique de façon subtile en étant power-broker, c’est-à-dire en utilisant son influence dans les décisions d’élection : elle peut persuader les figures de pouvoir qui prennent les décisions par rapport à l’installation ou l’abdication de figures d’autorité. Avec son influence, l’église manipule indirectement les organisations, officiers ou présidents au pouvoir [5]. Elle peut placer quelqu’un qu’elle désire dans une position de pouvoir comme elle peut les retirer, comme elle l’a fait avec Marcos durant la People Power Revolution.
Son implication dans la vie politique est subconsciente à travers les lois implémentées au Philippines. Les valeurs chrétiennes véhiculées par la population du pays se reflètent dans les lois, car les dirigeants du pays vont instaurer des lois allant avec les valeurs de l’Église catholique, car elles sont inculquées dans toute la population chrétienne en tant que valeurs idéales et justes. C’est le cas de la loi sur le divorce, chose à laquelle l’Église est opposée [6]. Selon le Code Civil des Philippines, le mariage est une union permanente entre un homme et une femme ayant pour but de créer une vie conjugale et familiale, et le divorce n’est pas possible : le mariage est inviolable. Il est annulable en cas spéciaux, tels les mariages incestueux, un individu étant non-consentant au temps de la cérémonie, ou dans le cas de mariage bigame ou polygame, entre autres. Le divorce n’est pas possible dans des cas d’infidélité ou d’abus, et cette loi suit les valeurs de l’Église catholique, malgré le fait que l’Église n’écrit pas les lois [7].
Le gouvernement et sa nouvelle position anticatholique
En 2016, Rodrigo Duterte est élu 16ème président des Philippines. Nationaliste populiste, il exprime librement ses opinions en public, particulièrement son opinion de l’Église catholique. Il rabaisse celle-ci de façon radicale, la considérant comme nid de la corruption dans le pays [8]. De plus, l’Église critique son plan de guerre contre la drogue qui a fait jusqu’à maintenant des milliers de morts depuis son début en 2016 [9]. En décembre 2018, il déclare que « tous les évêques devraient être tués » car ils sont « inutiles et ne font que critiquer » [10]. Il serait possible de croire que les attaques de Duterte envers l’Église feraient se replier celle-ci sur elle-même, mais cela a l’effet inverse : la façon dont Duterte gouverne porte peu d’importance aux droits humains, alors l’Église s’est mise de l’avant pour être le porte-parole de ces droits maintenant négligés par le gouvernement [11]. À travers son discours anti-religieux et la guerre contre la drogue, Duterte a « tué la conscience », normalisé la violence et ruiné la sainteté de la vie humaine, selon l’évêque Pablo David, un des ses opposants les plus féroces. Pour l’Église Catholique, la fondation morale du pays est en train de s’écrouler [12].
La position de Duterte par rapport à la morale est relative, et non fixe : au contraire de l’Église qui croit que les criminels doivent être traités avec de la compassion pour être menés vers le droit chemin, il les considère des êtres incorrigibles méritant la mort, et critique la compassion offerte par l’Église. Duterte croit que la guerre contre la drogue doit être poussée au-delà des limites des droits de l’homme. En juillet 2018, il déclare : « vos préoccupations sont les droits de l’homme, les miennes sont les vies humaines. » Il peut être considéré comme un relativiste moral, qui ne base pas sa morale sur des croyances fixes : son manque de morale laïque le place à l’opposé de l’Église catholique, qui n’hésite pas à exprimer son opinion et à pousser sa morale religieuse, incluant la compassion et les droits humains en tant que valeurs importantes [13].
En affaiblissant la morale sur laquelle l’état s’est fondé à travers des mandats précédents, Duterte a fait de l’Église l’acteur principal à la défense des droits humains [14] : il repousse la sécularisation plutôt que de l’encourager. L’influence de l’Église catholique sur la vie politique aux Philippines ne date pas d’hier, et n’est pas sur le point de s’éteindre.
Bibliographie
[1] Burkhardt, Cheryl A. 2011. The Position of the Catholic Church in Political and Social Relations of the Philippines. University of the Philippines Diliman.
[2] Ibid.
[3] Ofreneo, Rosalinda P. 1987. « The Catholic Church in Philippine politics ». Journal of Contemporary Asia 17 (3) ; 320-338.
[4] Op. cit. Burkhardt
[5] Cartagenas, Aloysius. 2010. « Religion and Politics in the Philippines: The Public Role of the Roman Catholic Church in the Democratization of the Filipino Polity ». Political Theology 11 (6) : 846-872.
[6] Feliciano, Myrna S. 1994. « Law, Gender, and the Family in the Philippines ». Law & Society Review 28 (3) ; 547-560.
[7] Op. cit. Burkhardt
[8] Willis, Adam. 2019. « ‘Who Is This Stupid God?’ ». Pulitzer Center. Consulté le 2 avril 2019. https://pulitzercenter.org/reporting/who-stupid-god
[8] Abellanosa, Rhoderick John S. 2018. « Setback in Secularization: Church and State Relations under the Duterte Administration ». Social Ethics Society Journal (décembre) ; 55-80.
[9] Regencia, Ted. 2018. « Philippines’ Duterte: ‘Kill those useless bishops’ ». Al Jazeera. Consulté le 11 février 2019. https://www.aljazeera.com/news/2018/12/philippines-duterte-kill-useless-catholic-bishops-181205132220894.html
[10] Op. cit. Abellanosa
[11] Ibid.
[12] Op. cit. Willis
[13] Op. cit. Abellanosa
[14] Ibid.