Par Sarah A. Riel
Le féminisme a rencontré plusieurs résistances en Asie : on le critiquait notamment car il provenait de l’Occident, et correspondait au discours colonisateur[1]. Cependant, cela n’a pas empêché les pays d’Asie du Sud-Est de développer un féminisme basé sur leurs propres valeurs. À ce sujet, les mouvements féministes en Thaïlande se sont concentrés sur deux objectifs : permettre aux femmes d’accéder au clergé bouddhiste, d’améliorer les conditions de vie et les opportunités des travailleuses du sexe. Malgré leur apparence contradictoire, ces deux mouvements correspondent à la dynamique complexe de la conception thaïe du genre, et rencontrent tous deux des résistances au niveau de leur reconnaissance.
Actuellement, il existe deux points de vue sur le statut des femmes thaïes, partagés par la société et les universitaires thaïlandais.
- Les femmes sont différentes mais égales aux hommes, car traditionnellement, les femmes ont toujours été aux côtés de leurs maris tout en s’occupant des enfants.
- Les femmes thaïes ont été les victimes de l’exploitation : les femmes de classe aisées sont vues comme étant strictement limitées à la sphère familiale tandis que les femmes de classes pauvres ont été exploitées, contraintes de soumettre leur force de travail pour supporter leurs familles.
L’idéal thaï est avant tout celui d’une fille orientée vers la famille. Celles qui rejettent cet idéal féminin violent directement cette conception du genre. Les prostituées et les nonnes (les femmes bouddhistes) sont des exemples d’un tel phénomène[2].
La Thaïlande demeure une société avec de vifs paradoxes. Cela s’illustre souvent par l’opposition simultanée d’images de femmes fortes et compétentes versus des femmes victimes de discriminations. Ce paradoxe est rationalisé par l’idée que la culture thaïe soit relativement flexible et tolérante aux différences individuelles. Pour d’autres, la modernisation de la culture thaïe a eu pour conséquence une perte de pouvoir substantielle pour les femmes thaïes. Par exemple, durant le 19e et 20e siècle, le code légal de la famille thaïe considérait que les femmes étaient dépendantes des membres masculins de leur famille[3].
La situation socio-économique de la Thaïlande a permis à plusieurs femmes thaïes de s’insérer dans le système global. Les femmes constituent la moitié de la population économiquement employée et la majorité des travailleurs des industries de l’export et du tourisme. Cependant, la participation des femmes dans les politiques ou l’administration publique est faible, et on leur a toujours refusé leur ordination dans la congrégation bouddhiste[4]. La politique et la religion demeurent encore la prérogative des hommes.
Pour ce qui est de la prostitution, certaines féministes s’objectent contre l’idée que les travailleuses du sexe soient des victimes passives de la prostitution. Les travailleuses du sexe revendiquent elles aussi une forme d’indépendance. Certaines y voient une opportunité pour voyager, et peut-être de s’attirer un farang avec de bons revenus, tout en subvenant aux besoins de leurs familles, dans l’espoir d’acheter plus de terres à cultiver[5].
Ce sont certaines ONGs, ainsi que des organisations féminines, qui ont commencé à pointer l’exploitation économique des femmes et la pauvreté des zones rurales comme des causes de la prostitution. Ces organisations ont graduellement voulu s’attaquer aux conditions de la prostitution plutôt qu’à son abolition. Dans les années 70 et 80, des travailleuses du sexe avaient donc tenté de s’organiser afin de réclamer de meilleures conditions de travail, soit une certaine protection et sécurité de la part de l’État, mais le gouvernement les a découragées dans leurs efforts[6].
Les moines bouddhistes tiennent la position d’autorité la plus valorisée culturellement. Lorsque le bouddhisme est évoqué pour discuter du genre ou des femmes en Thaïlande, il est souvent considéré comme une institution patriarcale qui opprime les femmes[7]. L’interdiction de l’ordination des femmes bouddhistes reflète cette inégalité, en plus de renforcer l’idée que le bouddhisme sert l’hégémonie masculine. Dans cette vision, la femme serait ancrée dans le monde matériel plutôt que dans le monde spirituel, ce qui légitime sa prostitution puisqu’elle se cantonne aux affaires du monde physique[8].
Les nonnes bouddhistes peuvent donc être vues comme l’opposé des prostituées. Elles décident de vivre une vie accès sur l’ascèse et le célibat, en renonçant au monde matériel. Elles ont certes réussi à créer leur propre espace religieux à l’extérieur des structures bouddhistes, mais elles ne sont pas parvenues à une reconnaissance formelle[9].
Le problème de la reconnaissance de ces deux groupes non conventionnels peut donc être vu de deux façons : la conception thaïe du genre limite les possibilités d’émancipation pour les femmes tandis que la religion mène à une légitimation de la prostitution.
Bibliographie
Falk, Monica Lindberg. 2010. « Feminism, Buddhism and transnational women’s movements in Thailand ». Dans Mina Roces et Louise Edwards, dir., Women’s Movements in Asia: Feminisms and transnational activism. London : Routledge, 110-123.
Falk, Monica Lindberg. 2007. Making Fields of Merit: Buddhist Female Ascetics and Gendered Orders in Thailand. Seattle: University of Washington Press.
Hunter, Murray. 2015. « Why some Thai sex workers say they are happy in their jobs ». Asian Correspondant. En ligne. https://asiancorrespondent.com/2015/11/many-thai-sex-workers-say-they-are-happy-in-their-jobs/
O’Brien, Barbara. 2016. « Buddhism ». About Religion. En ligne. http://buddhism.about.com/od/becomingabuddhist/a/sexism.htm
Roces, Mina. 2010. « Asian feminisms : women’s movements from the Asian perspective ». Dans Mina Roces et Louise Edwards, dir., Women’s Movements in Asia: Feminisms and transnational activism. London : Routledge, 1-22.
[1] Mina Roces 2010, p. 1.
[2] Monica Lindberg Falk 2010, p. 111.
[3] Monica Lindberg Falk 2010, p. 112.
[4] Monica Lindberg Falk 2010, 112.
[5] Murray Hunter.
[6] Monica Lindberg Falk 2010, p. 116.
[7] Barbara O’Brien.
[8] Monica Lindberg Falk 2010, p. 112.
[9] Monica Lindberg Falk 2007, p. 227.