Indépendance de l’Indonésie, l’émergence d’un nouvel État

Par Miryam Bonin

On la connaît pour ses épices et pour ses magnifiques plages, qui en font une destination touristique de choix. Sa pauvreté notoire et le tsunami dévastateur de 2004 l’ont placée à la tête des manchettes internationales. Malgré tout, l’histoire de l’Indonésie, cet immense archipel de plus de 223 millions d’habitants, demeure encore aujourd’hui peu connue. Reconnue officiellement indépendante en 1949, l’Indonésie a longtemps été sous le joug des puissances coloniales, principalement de la Hollande, présente dans la région depuis le XVIIe siècle. Un aspect marquant de l’archipel est certainement cette très grande diversité au sein de la population. De par sa géographie insulaire, ses diverses religions et la présence de nombreux centres locaux, de petits territoires ou principautés qui étaient menés par des sultans et princes qui se faisaient compétition[i], le pays est loin d’être aussi homogène que la France, par exemple. Cette caractéristique frappante peut nous amener à nous demander : comment une société aussi divisée et aussi diversifiée a-t-elle réussi à imposer son indépendance face aux puissances coloniales? Et quel héritage politique cette colonisation a-t-elle laissé à l’État indonésien en devenir?

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À partir du XVIIe siècle jusqu’au début du XIXe siècle, en concurrence avec le Portugal, la Hollande a peu à peu étendu son pouvoir sur l’Indonésie à travers la Compagnie des Indes Orientales, une compagnie qui, à l’instar de la Compagnie de la Baie d’Hudson au Canada, a établi des partenariats avec des leaders locaux pour exploiter les ressources dont regorge l’Indonésie. Peu concernée par les progrès de la société indonésienne elle-même, la Compagnie s’est concentrée sur le développement de ce que l’auteur J.D. Legge qualifie « d’une économie dualiste » :

« the Dutch, in the first 250 years of their contact with the Indies, achieved no technological revolution but concerned themselves with the collection of Eastern produce in increasingly forceful fashion but still in such a way as to perpetuate the division between a subsistence agriculture on the one hand and the world of trade on the other»[ii]

Devenue officiellement territoire hollandais en 1799, l’Indonésie ne verra l’avènement de mesures sociales que vers 1901, avec la création de la « loi éthique »[iii]. Parmi ces mesures, le colonisateur souhaitait améliorer la scolarisation des jeunes Indonésiens. Ironiquement, c’est en favorisant l’éducation que les Hollandais déclenchèrent les premiers mouvements d’indépendance : « It began in the 1900’s and 1910’s, with the coming into being of a small group of young students and intellectuals who saw the modern world as a challenge to their society and themselves as potential leaders of its regeneration »[iv]. Plusieurs auteurs, dont Françoise Cayrac-Blanchard, voient le Serment de la jeunesse, une déclaration de jeunes Indonésiens militant pour « l’unité du peuple indonésien dans le cadre d’une nation », comme l’acte fondateur de ce qui deviendra l’État indonésien[v]. Malgré tout, le seul véritable point de cohésion entre les différents groupes nationalistes qui se sont construits était leur rejet du colonialisme[vi]. En effet, si on se remet dans le contexte de l’époque, on comprend que de nombreux mouvements circulaient dans le monde, notamment le socialisme, l’islamisme, le communisme et le libéralisme, qui divisèrent les nationalistes en différents groupes. « Trois courants se dégageaient : une vision libérale proche des conceptions occidentales, une vision plus autoritaire qui rejetait les principes de la démocratie libérale, et une vision musulmane relativement composite »[vii].

La Deuxième guerre mondiale et l’arrivée d’un nouveau colonisateur dans la région, le Japon, ont aussi contribué à accélérer le processus d’indépendance, d’une part par l’attitude brutale des Japonais avec les colonisés[viii], d’autre part, par la défaite de ces mêmes Japonais qui ont instauré avant de partir en mars 1945 un Comité pour la préparation de l’indépendance[ix]. Parmi les différents groupes de cette époque, le leader Sukarno, associé au socialisme, a peu à peu émergé comme « porte-parole du peuple indonésien »[x]. Son discours devant le comité évoquera cinq principes (Pantja Sila), qui seront à la base même du nouvel État indonésien : l’État doit croire en Dieu, le nationalisme, la démocratie, la justice sociale et l’humanisme[xi]. Sukarno souhaitait ainsi présenter un modèle de démocratie adapté à l’Indonésie : « par opposition à la démocratie occidentale, où c’est la majorité qui impose sa loi au prix de rivalités et de conflits, la démocratie « orientale » privilégie la recherche du bien commun, l’unité de tous, l’autorité du « père » envers les « enfants » »[xii]. Une autre force importante, les groupes militaires ou la guérilla indonésienne, a fortement influé sur le processus d’indépendance en défendant le pays contre les Hollandais qui tentent d’en reprendre le contrôle de 1945 à l’indépendance officielle de 1949.[xiii].

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Malgré ces forces internes qui militent, de façon désorganisée et chacune de leur côté certes, en faveur de l’indépendance, les contextes régional et international joueront en faveur de la création de la République des États Unis d’Indonésie. La pression exercée par les Américains sur les Hollandais, les mouvements d’indépendance dans la région de même que l’opinion internationale permettent finalement aux colonisés indonésiens de devenir maîtres de leur archipel[xiv]. Le discours du leader de l’opposition contre Sukarno Tan Malka, qui rappelle l’importance des ressources naturelles de l’Indonésie dans une économie mondiale en pleine reconstruction, témoigne de l’importance des facteurs externes sur l’indépendance de l’Indonésie : « The civilized world’s longing for peace, the Indonesian proletariat’s hatred, the colonized peoples’ hatred for imperialism, and their desire for independence are all favorable to the struggling Indonesian people »[xv].

L’indépendance de l’Indonésie, durement acquise, a considérablement marqué la culture politique du pays. Le rejet du colonialisme et de la démocratie occidentale poussera de l’avant les valeurs de consensus et de collectivisme[xvi] qui imprègnent la « démocratie orientale » évoquée par Sukarno. La grande implication des militaires dans le mouvement d’indépendance jettera les bases d’un système où ces derniers seront intimement liés au pouvoir civil. Ce sont aussi les mesures hollandaises favorisant l’éducation et la croissance économique qui ont entraîné toute une société à construire un mouvement nationaliste dans lequel, comme dans bien des pays ailleurs dans le monde, les jeunes étudiants figureront au premier plan.


[i] Cayrac-Blanchard, Françoise, Stéphane Dovert et Frédéric Durand, p. 52.

[ii] J. D. Legge, p. 69.

[iii] Dietrich Jung, 4.

[iv] Herbert Feith et Lance Castles, p. 1.

[v] Voir Cayrac-Blanchard, Françoise, Stéphane Dovert et Frédéric Durand, 51.

[vi] Voir Cayrac-Blanchard, Françoise, Stéphane Dovert et Frédéric Durand, p. 271.

[vii] Voir Cayrac-Blanchard, Françoise, Stéphane Dovert et Frédéric Durand, p. 271.

[viii] Voir J. D. Legge, p. 132.

[ix] Voir Herbert Feith et Lance Castles, p. 40.

[x] Voir Cayrac-Blanchard, Françoise, Stéphane Dovert et Frédéric Durand.

[xi] Benedict Anderson R.O’G., p.12.

[xii] Voir Cayrac-Blanchard, Françoise, Stéphane Dovert et Frédéric Durand, p. 152.

[xiii] Voir Cayrac-Blanchard, Françoise, Stéphane Dovert et Frédéric Durand, p. 21.

[xiv] Voir J. D. Legge, p. 113 et 133.

[xv] Voir Herbert Feith et Lance Castles, p. 447.

[xvi] Voir Cayrac-Blanchard, Françoise, Stéphane Dovert et Frédéric Durand, p. 153.

Bibliographie

Anderson, Benedict R.O’G. 1990. “The Idea of Power in Javanese Culture”, Language and Power: Exploring Political Cultures in Indonesia, Ithaca: Cornell University Press.

Cayrac-Blanchard, Françoise, Stéphane Dovert et Frédéric Durand. 2000. Indonésie : un demi-siècle de construction nationale. Montréal et Paris : L’Harmattan.

Cayrac-Blanchard, Françoise. 1991. Indonésie, l’armée et le pouvoir: de la revolution au développement. Paris : Éditions L’Harmattan.

Feith, Herbert et Lance Castles, éd. 1970. Indonesian political thinking 1945-1946. Ithaca et Londres Cornell University Press.

Jung, Dietrich. 2005. “State building and foreign intervention in the Muslim world: lessons to learn from Dutch “liberal colonialism””. Dansk Institute for Internationale Studier (octobre).

Legge, J. D. 1964. Indonesia. New Jersey: Englewoods Cliffs.

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