par Abdelmalek El Janati
La société civile dans le sens entendu ici est le prolongement d’une notion bien enracinée dans la culture séculière du pays, à savoir le terme pakikipagkapwa qui veut dire « interaction holistique avec les autres » et Kapwa qui veut dire « partager son propre intérieur ». Qui plus est, l’assistance volontaire connote un statut égalitaire entre celui qui vient en aide et à celui qui en a besoin. La notion de charité, qui brise cette égalité est apparue qu’avec l’avènement de l’Église catholique portée à travers l’établissement d’écoles paroissiales, orphelinats, asiles et hôpitaux en l’absence de l’État national comme acteur public. Plus récemment, la vague communiste créait parmi les Églises catholiques et protestantes, une réaction visant la récupération des organisations ouvrières et paysannes. Une réaction qui a pris de l’ampleur lors de l’élimination des forces politiques durant la loi martiale.[1]
Durant la période du régime de la loi martiale (1972 – 1986), et en l’absence des partis politiques mis à l’ombre par ce même régime, un vaste réseau d’ONG a vu le jour aux Philippines. Si la loi martiale veut dire la « suspension des élections et du régime parlementaire, l’interdiction des partis politiques, syndicats et organisations étudiantes, et l’arrestation des membres de l’opposition »[2] ; l’apparition des ONG était salutaire. En effet, la population trouvait ainsi un moyen de contourner cette sinistre loi tandis que le régime en place, outre le fait que cela lui fournissait un vernissage de tolérance politique, était confronté à des organisations qui ne prétendaient pas au pouvoir politique.
Aujourd’hui, la société civile philippine comporte une immense variété d’organisations (entre 60 000 et 70 000) qui va des associations d’appui à la réforme agraire, des syndicats ouvriers, de pêcheurs, de paysans, de l’engagement dans la recherche, la diffusion de brochures, de livres, et l’organisation de forums jusqu’aux écoles privées et hôpitaux, associations professionnelles et autres institutions privées et à but non lucratif qui ne se considèrent pas d’habitude parmi la société civile.[3] Absorbées par les soucis liés au modèle de développement inspiré par le dirigisme du capitalisme de l’État, les ONG pour la majorité s’occupent des zones rurales pauvres et des ghettos urbains, d’infrastructures sanitaires, éducatives, médicales et financières ainsi que de la création de coopératives, des enjeux de la réforme agraire et la protection de l’environnement[4]. Bien que la démocratisation proprement dite occupe peu d’importance pour ces réseaux, leur rôle est incontestable dans la contribution à l’autonomisation et à la production des conditions préalables de la démocratie.
La distribution équitable de la terre est cruciale pour la croissance économique et le développement démocratique. Aux Philippines, la distribution inéquitable de la terre et son haut taux de location produisent des effets négatifs sur l’économie, la politique et surtout sur la pauvreté en milieu rural. La perpétuation de la terre comme seule source de richesse dans les communautés locales aide à maintenir le système patron-client comme un obstacle important à une véritable démocratisation[5].
L’importance de la société civile et sa mobilisation est devenue évidente tant dans la chute du régime de Marcos que dans la codification de leur présence par la présidente Aquino qui leur a accordé une présence au sein de l’administration publique d’au moins 25% des membres des conseils pour le développement local, depuis le niveau du local jusqu’au niveau provincial[6]. Reste que cette évolution tant souhaitée porte le virus dormant de la reproduction du système patrimonial où prévaut le critère du quota et non celui de l’égalité démocratique et citoyenne.
L’importance de la société civile aux Philippines tient aussi à trois éléments forts attrayants. Tout d’abord, elle contrebalance la domination élitiste et sexiste et le favoritisme politique qui s’exercent dans l’ensemble du pays. Ensuite, elle contribue à la mise en place de processus décisionnels ouverts à tous, ce qui fournit une base sociale indéniable à la démocratisation. Enfin, elle favorise l’autonomisation des citoyens, ce qui implique la promotion de normes et des valeurs civiques qui mettent l’accent sur le sens de la citoyenneté. En cela, les Philippines illustre l’impact de la présence et de la participation à la gouvernance locale devenue célèbre et prometteuse comme c’est le cas pour des expériences bien consacrées comme celle d’Angleterre ou de la Bolivie[7].
Malheureusement, trois limites directes font obstacles à cette avancée difficile. D’abord, l’absence d’institutionnalisation et la présence du caractère transitoire de cet acteur de base, due à la délégation des pouvoirs dont il jouit dans la gouvernance locale. Autrement dit, le choix favorable privilégié par la réforme administrative, soit une délégation de pouvoir rapide et moins contraignante de la part de l’État aux dépens d’un processus juridique long rend donc cette avancée à la merci d’institutions législatives dominées par l’oligarchie terrienne. Ensuite, la guerre contre le terrorisme à laquelle souscrit l’actuelle présidente Gloria Macapagal-Arroyo, le retour de l’approche militaire pour résoudre les problèmes de Mindanao. Enfin, la présence militaire des Américains sous prétexte d’aide, qui ne peut être paisible, projettent à l’horizon, non pas la floraison de la société civile, mais la militarisation de la société tout entière[8].
Indirectement, la situation de la société philippine en tant qu’État-nation inachevé rend superficielle la société civile et peut servir de prétexte aux forces étrangères pour mettre la main sur la souveraineté du pays. Ainsi, la société civile ne peut remplacer les fonctions de l’État-nation avec ses institutions et ses prérogatives, suivant les différenciations de la société moderne entre société civile et société politique.
[1] Overview of NGOS and civil society: Philippines http://www.adb.org/Documents/Reports/Civil-Society-Briefs/PHI/CSB-PHI.pdf
[2] Francis Loh « Les ONG et les mouvements sociaux en Asie du Sud-Est », Mondialisation et résistance : L’état des luttes ;; Syllepse, 2004 ; p. 42
[3] David Wurfel; Civil society and democratization in the Philippines, p. 215. Au site: http://www.apcss.org/Publications/Edited%20Volumes/GrowthGovernance_files/Pub_Growth%20Governance/Pub_GrowthGovernancech17.pdf
[4] Ibid. p. 216
[5] Ibid. p. 216
[6] Mondialisation et résistance ; Op. Cit, p. 44
6 ONU-Habitat; World urban forum: http://ww2.unhabitat.org/mediacentre/documents/wuf2004/civilsociety_fr.pdf
7 David Wurfel; Op. Cit, p. 222