Par Héloïse Villa
Composée à plus de 60 % de Malais, la Malaisie accueille également la troisième plus grande diaspora chinoise au monde. La diversité ethnique caractérise la Malaisie, souvent qualifiée « d’État ethnocratique » (Haque, 2010, 35). Pourtant, la construction de l’État-nation malais à l’époque contemporaine s’est réalisée autour d’un seul groupe ethnique : les Malais (aussi appelés Bumiputera). À la sortie de la colonisation britannique en 1957, les Chinois négocient leurs droits auprès des Malais et la Constitution fédérale régit leur coexistence avec la majorité malaise. Alors que des politiques préférentielles en faveur des Malais sont introduites (telle que la New Economic Policy « NEP » en 1971), les Chinois acceptent d’être discriminés. Ils ne montrent presque aucune résistance face à la domination croissante des Malais. Quel prix paient-ils pour assurer leur coexistence pacifique avec les Malais ? Il convient donc d’étudier leur position au sein de la Fédération malaisienne pour mieux comprendre leurs rapports avec les Bumiputera.
En Malaisie, les Chinois n’ont pas initié le processus d’indépendance : ils ne bénéficient pas de l’aura des héros nationaux qui se sont battus pour l’indépendance. Dès 1957, les autorités malaises pointent du doigt leur proximité avec l’ancienne puissance colonisatrice. En effet, les élites économiques chinoises travaillent avec les Britanniques pour assurer la prospérité de la colonie. Ainsi, les Malais sont méfiants envers les Chinois. Les enjeux de la nationalité et de la citoyenneté sont révélateurs du doute qui subsiste autour de la loyauté des Chinois (Tan, 2001). En effet, contrairement aux recommandations britanniques, les autorités malaises décident d’interdire le principe de double nationalité : si les Chinois veulent rester en Malaisie, ils doivent abandonner la nationalité chinoise au profit de la nationalité malaise. Leur citoyenneté n’est donc pas acquise à la sortie de la colonisation. Pour obtenir la citoyenneté (qui inclut les droits et les devoirs civiques tels que le droit de vote) et préserver leur domination sur le plan économique, ils concèdent le pouvoir politique aux Malais (Tan, 2001). Depuis, l’autorité des Malais sur le plan politique n’a cessé de s’accroître au détriment de la participation politique des Chinois aux affaires étatiques. En bref, les rapports de force entre Chinois et Malais résultent de la négociation permanente des droits et des privilèges dont dispose chaque groupe. Cet « ethnic bargain » (Tan, 2001, 950) permet aux Malais de légitimer leur domination politique sur les Chinois.
Le nationalisme malais s’est construit sur l’opposition entre Bumiputera et non-Bumiputera (Chinois, Indiens). Considérés comme une cinquième colonne, les Sino-Malaisiens se heurtent aux élites malaises s’ils remettent en cause leurs privilèges. C’est le cas lors des élections législatives de 1969, interprétées comme une tentative de renverser le statu quo politico-institutionnel (l’opposition chinoise fait perdre à la coalition malaise au pouvoir la majorité des ⅔ des sièges au Parlement). Ces élections provoquent une réaction violente de la part des Malais et les émeutes raciales (ciblées contre les Chinois) annoncent l’instauration de nouvelles discriminations contre la communauté chinoise (Chin, 2001). Pour maintenir la paix entre les différents groupes ethniques, la New Economic Policy (NEP) est censée réduire les inégalités interethniques. En réalité, la NEP décourage l’éducation des étudiants chinois (par le biais de frais de scolarité élevés ou encore le refus de leur accorder des bourses d’études), instaure des quotas pour les emplois dans l’administration et l’enseignement à la faveur des Malais et tente d’assimiler les Chinois aux Bumiputera (Lafaye de Micheaux, 2014). Cependant, les Chinois ne se rebellent pas contre l’établissement de droits particuliers réservés aux Malais.
En effet, la peur de la répression de la part des Malais (via l’application de la loi sur la sédition de 1948 par exemple) explique en partie l’absence de réaction des Chinois face à la NEP (Tan, 2001). De plus, la NEP profite également aux Chinois : leur taux de pauvreté a diminué entre 1970 et 1995. Si leur revenu moyen s’établissait à 938 ringgits en 1979, il atteignait 2896 ringgits en 1995 : on observe donc une amélioration de leurs conditions de vie parallèlement aux Malais (Haque, 2010). Ainsi, les Sino-Malaisiens n’ont donc pas eu la sensation de subir les conséquences néfastes de la NEP, dans un contexte où le taux de croissance reste élevé et continu. Même si la part de population chinoise diminue en Malaisie, ils conservent leur domination économique (mesurée via leur part de propriété de capital social des entreprises).
Ainsi, la marginalisation politique des Chinois s’explique par le compromis réalisé avec les autorités malaises dès 1957. L’État n’est pas un acteur neutre en Malaisie : des droits particuliers ont été reconnus aux Bumiputera. Cependant les politiques préférentielles en faveur des Malais ne semblent plus si pertinentes : les Sino-Malaisiens ont rompu leur lien d’attache avec la Chine et cherchent à s’intégrer pleinement à la société malaisienne (Lafaye de Micheaux, 2014). Le manque d’ouverture du système politique fait craindre de nouvelles émeutes raciales pour certains spécialistes de la région. Aujourd’hui, l’opposition parlementaire chinoise réclame une nouvelle place en politique : si elle a abandonné l’idée de remettre en cause les privilèges des Bumiputera, elle parvient à récupérer les voix des Sino-Malaisiens qui craignent la montée de l’islamisme radical en Malaisie (Chin, 2001).
Bibliographie :
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CHIN, James. « Malaysian Chinese politics in the 21st century: Fear, service and Marginalisation », vol n°9, 2001, p°78-94. https://www.academia.edu/2954898/James_Chin_2001_Malaysian_Chinese_Politics_in_the_21st_Century_Fear_Service_and_Marginalisation_Asian_Journal_of_Political_Science_Vol_9_No_2_December_pp_78_94
GUAN, Lee Hock. « Ethnic Relations in Peninsular Malaysia: The Cultural and Economic Dimensions », Sojourn: Journal of Social Issues in Southeast Asia, Institute of Southeast Asian Studies (ISEAS), 2000, 48 pages. https://www.sabrizain.org/malaya/library/ethnicrels.pdf
HAQUE, Shamsul. « Malaisie : rôle de l’État dans la gestion des tensions ethniques », dans : Aurélie Leroy éd., Racisme : entre exclusion sociale et peur identitaire. Paris, Éditions Syllepse, « Alternatives Sud », 2010, p. 33-64. https://www.cairn.info/racisme-entre-exclusion-sociale-et-peur-identitair–9782849502754-page-33.htm
LAFAYE DE MICHEAUX, Elsa. « Chine-Malaisie (vue de Malaisie) : menace ou relation consensuelle inscrite dans la continuité ? » Revue de la régulation. Capitalisme, institutions, pouvoirs, n°15, mai 2014. journals.openedition.org. https://journals.openedition.org/regulation/10760
LAFAYE DE MICHEAUX, Elsa. « Aux origines de l’émergence malaisienne : la Nouvelle politique économique, 1971-1990 », Revue Tiers Monde, 2014/3 (n° 219), p. 97-117. https://www.cairn.info/revue-tiers-monde-2014-3-page-97.htm
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The Federal Constitution of Malaysia, version anglaise datée du 1er novembre 2010. https://www.wipo.int/wipolex/fr/text/290292