Par Laurianne Bossé
En 2002, le Japon signait le premier accord de libre-échange (ALE) de son histoire avec Singapour. [1] Le Japan-Singapore Economic Partnership Agreement (JSEPA) se caractérise par son ampleur, allant au-delà des ententes bilatérales traditionnelles. En effet, cet accord vise la libéralisation et la facilitation des échanges de produits et de services et des procédures douanières en plus de la mise en place d’un cadre structurel aux investissements étrangers. Le JSEPA vise aussi une collaboration accrue dans les domaines de l’éducation et de la formation, de la propriété intellectuelle, des médias et de la diffusion ainsi que du tourisme. [2] En date de 2020, le Japon aurait tenu près de 400 séances de formation pour environ 6,900 personnes originaires des États de l’ASEAN et d’ailleurs. [3]
Mais pourquoi le Japon a-t-il voulu développer ses relations commerciales avec les États de l’ASE et, plus spécifiquement, pourquoi développer ses liens avec Singapour? Au début des années 2000, la politique commerciale du Japon a complètement changé. L’État a ainsi décidé d’adopter une stratégie « multi-stratifiée » en signant une multitude d’accords bilatéraux de libre-échange. [4] À cette époque, le Japon ne faisait partie d’aucune union douanière, n’avait aucun accord de libre-échange ni même d’accord régional préférentiel. [5] Plusieurs hypothèses peuvent expliquer ce revirement, notamment l’influence de la montée en puissance de la Chine. En effet, en 2000 et en 2001, l’État chinois proposait plusieurs ALE aux États de l’ASE, ce qui aurait poussé le Japon à se dépêcher de faire de même. [6] Il est toutefois intéressant de noter que les discussions et les négociations en vue du JSEPA ont débuté dès 1999, [7] donc avant que la Chine ne fasse ses offres d’accords avec l’ASE. D’autres hypothèses sont aussi soulevées par Éric Boulanger (2000), notamment celle du désir du Japon d’instaurer un nouveau régionalisme asiatique [8] en faisant de l’Asie un nouveau pôle économique. Le même auteur propose aussi que le Japon cherche ainsi à équilibrer ses accords bilatéraux et multilatéraux avec l’Asie et avec l’Occident. [9]
Évidemment, le Japon et Singapour partageaient déjà d’importants liens commerciaux [10] qui ont su motiver le désir de signer une entente économique formelle. En comparaison avec la Corée du Sud, avec qui le Japon entretient aussi des liens importants, Singapour entretient moins de ressentiment anti-japonais résultant de la période d’occupation de la Deuxième guerre mondiale. [11] Il faut aussi ajouter que le Japon a su jouer un rôle important dans le développement de Singapour, étant le plus important contributeur d’aide au développement. [12] Toutefois, le Japon n’est pas l’unique État avec lequel Singapour entretient des liens importants et sa perception de la montée chinoise est différente. Pour la cité-État, la Chine ne représente pas un compétiteur, mais plutôt une nouvelle opportunité [13] : l’État ayant un accès restreint aux ressources, il dépend des accords qu’il parvient à signer pour prospérer économiquement. Pour le Japon, il est aussi avantageux de faire affaire avec l’État le plus économiquement avancé de la région. [14] Il faut aussi ajouter que le Japon et Singapour partagent aussi le fait d’avoir d’excellentes relations avec les États-Unis.
Aujourd’hui, le JSEPA élimine les tarifs pour près de 92% des produits exportés de Singapour vers le Japon, protège l’accès au marché tout en garantissant un environnement plus prévisible pour les fournisseurs de service, et enfin, assure une certaine protection des investisseurs et des investissements singapouriens au Japon. [15] La dernière révision de l’accord daterait de 2017, selon le site gouvernemental Enterprise Singapore qui répertorie les ALE signés par l’État.
Évidemment, les relations entre le Japon et Singapour vont au-delà de ce seul partenariat. Les deux États entretiennent de fréquents contacts diplomatiques et coopèrent notamment dans les champs de la sécurité et de la défense nationale, de l’environnement, de la recherche biomédicale et de la cybersécurité. [16] Il existe également le Japan-Singapore Partnership Program for the 21st Century (JSPP21), signé en 1997, qui vise à offrir de la formation pour les officiers gouvernementaux des États de l’ASE, plus particulièrement aux États de la région du Mékong, soient le Laos, le Cambodge, la Thaïlande, le Vietnam et le Myanmar. Ces formations concernent par exemple les domaines du droit international de la mer, du développement urbain et de la protection de la propriété intellectuelle. [17] Le JSPP21 est d’ailleurs toujours actif, présentant des plans de travail annuels. Sur le plan socio-culturel, le Japon a également mis en place le Japan Creative Centre (JCC) en 2007, un centre culturel localisé à Singapour qui vise à diffuser la culture et la technologie japonaises d’aujourd’hui. Le centre sert ainsi à renforcer le soft power, c’est-à-dire le pouvoir d’influence politique, du Japon dans l’État de Singapour. [18]
Ainsi, les États du Japon et de Singapour entretiennent des liens étroits, à la fois sur les plans politique et économique que sur le plan culturel, technologique et social. Il reste à savoir si la montée en puissance de la Chine et les tensions en mer de Chine méridionale contribueront en bien ou en mal aux relations Japon-Singapour.
1 Lam 2006, 216.
2 Hertel et al. 2001, 447.
3 MOFA 2020, 63.
4 Boulanger 2000, 5.
5 Ibid., 7.
6 Lam 2006, 215-216.
7 Ibid., 216.
8 Boulanger 2000, 8.
9 Ibid., 10.
10 Hertel et al. 2001, 447.
11 Boulanger 2000, 24.
12 Ibid., 24.
13 Lam 2006, 212.
14 MOFA 2020, 63.
15 Enterprise Singapore 2020.
16 Cooper et Chase 2020, 15.
17 Ibid., 15.
18 Japan Creative Centre 2013.
Bibliographie
Cooper, Cortez A. III et Michael S. Chase. Regional Responses to U.S.-China Competition in the Indo-Pacific: Singapore. Santa Monica, CA: RAND Corporation, 2020. https://www.rand.org/pubs/research_reports/RR4412z5.html.
Boulanger, Éric. 2000. « La nouvelle politique commerciale du Japon : Vers des accords de libre-échange avec la Corée, Singapour, le Mexique et le Chili ? » Étude pour l’Institut d’études internationales de Montréal. Université du Québec à Montréal. https://ieim.uqam.ca/IMG/pdf/06-2000-boulanger.pdf
Enterprise Singapore. « Japan-Singapore Economic Partnership (JSEPA). » 20 octobre 2020. https://www.enterprisesg.gov.sg/non-financial-assistance/for-singapore-companies/free-trade-agreements/ftas/singapore-ftas/jsepa
Hertel, Thomas W., Terrie Walmsley, et Ken Itakura. 2001. « Dynamic effects of the » new age » free trade agreement between Japan and Singapore. » Journal of economic Integration: 446-484.
Japan Creative Centre. « About Japan Creative Centre. » s.d. Consulté le 26 octobre 2021. https://www.sg.emb-japan.go.jp/JCC/about_jcc.htm
Lam, Peng Er. 2006. « Japan’s FTA with Singapore: The China factor and Regionalism, » Japanese Studies 26 (2): 211-220. https://doi.org/10.1080/10371390600883636
Ministère des affaires étrangères du Japon (MOFA). Diplomatic Bluebook 2020. Octobre 2020. p.63. [https://www.mofa.go.jp/fp/pp/page22e_000932.html]