Le conflit de Mindanao, plus qu’un conflit religieux

Par Dalia Aktouf

Les Philippines sont mondialement connues pour leur homogénéité religieuse. Elles représentent le seul État chrétien de l’Asie, puisque presque 90% de sa population est de confession chrétienne (Vellema, Borras Jr et Lara Jr 2011). Malgré tout, un des conflits intérieurs les plus importants de cet archipel est à caractère religieux et il n’est toujours pas résolu aujourd’hui. Nous faisons référence ici au fameux cas des îles de Mindanao. Situées au sud des Philippines, ces terres retiennent une population musulmane, le peuple Bangsamoro (Moros), habitant les îles depuis l’ère précoloniale des Philippines. Malgré l’arrivée des Espagnols et leurs efforts de christianisation, les Moros des îles de Mindanao ont su résister en maintenant leur héritage religieux, mais encore aujourd’hui, ils sont la cible d’agression, de marginalisation, d’oppression et d’exploitation par les forces politiques et financières de l’État (Ochiai 2016). L’État philippin, tout au long du 20e siècle, n’a jamais procédé à accorder un statut particulier à la gouvernance des îles de Mindanao et à ses habitants musulmans. Conséquemment, le mouvement « Moro » sécessionniste, réclamant l’autodétermination et l’indépendance des îles de Mindanao au reste de l’archipel, a déclenché une guerre sanglante opposant le Front Moro de libération nationale et le gouvernement de Ferdinand Marcos Sr (Ochiai 2016). Les îles de Mindanao sont ainsi une source de conflits graves et violents, mettant en lumière l’enjeu des terres ancestrales qui se présentent un peu partout dans le monde de nos jours. Toutefois, la situation interminable de Mindanao a dépassé les frontières d’un conflit entre identité religieuse et autodétermination, puisqu’elle est aussi devenue un problème de pauvreté et de marginalisation d’une population minoritaire.

Plus qu’un conflit religieux

La guerre de Mindanao, s’aggravant à partir des années 1960, a pris une tournure très particulière sur la scène internationale. L’opposition Moro chrétienne donne l’impression d’une guerre terroriste islamique, surtout lorsque vue par l’Amérique, mais cette interprétation, sans être nécessairement fausse, est très biaisée. La conjoncture entourant ce conflit n’est pas initialement religieuse, elle est plutôt agraire et c’est ce détail qui manque à la bonne compréhension du conflit (Vellema, Borras Jr et Lara Jr 2011). En effet, alors que les États-Unis financent le gouvernement philippin dans une « lutte contre le terrorisme », l’attention est dérivée du réel problème, c’est-à-dire du droit ancestral des Moros aux terres agricoles et aux ressources minières de la région et de l’injustice derrière leur marginalisation, leur exploitation et leur déportation. Ainsi, la compréhension du conflit de Mindanao selon laquelle les musulmans du sud des Philippines « terrorisent » leurs voisins chrétiens avec leurs revendications islamiques et indépendantistes n’est pas légitime, puisqu’elle ignore l’origine politico-économique du conflit en se concentrant uniquement sur l’aspect religieux (Vellema, Borras Jr et Lara Jr 2011, 299).

Instrumentalisation de l’identité et marginalisation

L’objectif premier des revendications Moros n’était donc pas à l’origine l’indépendance au territoire philippin pour des fins religieuses, mais plutôt la reconnaissance d’un statut particulier et d’un droit ancestral à la terre (Buendia 2006). Les terres agricoles et les mines des îles au sud des Philippines sont très prospères et elles représentaient une source d’autonomie agraire et financière pour les Moros avant que les Huks (Hukbalahap, des chrétiens communistes migrant vers le Sud pour profiter des ressources abondantes) s’installent dans cette région (envoyés par le gouvernement philippin). C’est à ce moment que la question de l’identité religieuse aux îles de Mindanao est instrumentalisée, non pas par les Moros, mais plutôt par ceux en majorité et au pouvoir, ayant un objectif économique clair : l’exploitation des ressources des îles. C’est donc l’État philippin, envoyant les Huks vers le sud pour la réforme agricole, qui déclenche une réelle politisation de l’identité « marginale » Moro (Buendia 2006). Les revendications Moros d’indépendance et d’autogouvernance sont donc une réponse aux efforts de marginalisation et d’oppression que l’État philippin opère dans la région. Conséquemment, au-delà des effets néfastes sur la culture, l’autodétermination et l’autonomie des musulmans des îles de Mindanao, la marginalisation de cette minorité religieuse engendre de graves problèmes d’injustice économique dans la région. La potentielle résolution du conflit n’est donc pas uniquement dans la reconnaissance de la minorité Moro, mais surtout dans l’amélioration de ses conditions de vie et de sa survie dans la région.

Aide du Japon, neutralité et développement

En comparaison avec les efforts américains de lutte au terrorisme, les Japonais ont plutôt étudié le conflit sous ses origines historiques, et leur intervention dans le conflit à partir des années 2000 transparaît cette nuance politique et économique. En effet, ils ont vu dans la résolution du conflit l’importance du développement dans l’espoir d’un accord de paix entre le gouvernement philippin et le peuple Moro. Ayant été exploités, déportés et oppressés sous la dictature de Marcos, les Moros des îles de Mindanao ont vu leur communauté se précariser, ne leur permettant pas de se développer au même rythme que le reste de la population des Philippines. Les interventions japonaises, non militaires et principalement axées sur le développement de la région, sont donc beaucoup influencées par cette obsession d’une guerre religieuse plutôt qu’économique (Ochiai 2016). Dès 2003, le Japon réoriente sa charte d’Assistance officielle au développement (« Official Development Assistance Charter ») en lui attribuant des objectifs de sécurité humaine et de consolidation de la paix. C’est donc entre autres aux îles de Mindanao que le Japon met en application ses aspirations de stabilité et développement. En particulier, l’administration Arroyo offre de l’aide dans la formulation et la mise en place de politiques publiques aux îles de Mindanao et elle investit également dans des projets de développement de base comme la construction de routes, des prêts pour l’amélioration du niveau de vie et d’autres ressources pour améliorer la situation de pauvreté chez la communauté musulmane des îles de Mindanao (Ochiai 2016). Le Japon joue également un rôle clé dans les dialogues entre le gouvernement philippin et le Front Moro Islamique de libération (FMIL). C’est notamment au Japon (dans la ville de Narita), en 2011, que le premier face à face entre le président philippin Aquino et le président du FMIL Al-Haj Murad se fait. Les investissements japonais dans la guerre de Mindanao sont certes alimentés par des intérêts stratégiques géopolitiques, mais ils montrent aussi une compréhension plus exhaustive du conflit. La signature d’un accord de paix entre le FMIL et le gouvernement philippin ainsi que la récente victoire du référendum sur une future région autonome du Bangsamoro est donc prometteuse pour l’amélioration du conflit, mais l’instabilité persiste encore aujourd’hui (Libération 2014).

Bibliographie

Buendia, Rizal. 2006. « Mindanao Conflict in the Philippines : Ethno-Religious War or Economic Conflict ? » Academia : p.1-29.

Libération. 2014. « Aux Philippines, un accord de paix historique entre le gouvernement et la rébellion musulmane », Libération, 27 mars, 2014. [En ligne]. URL : https://www.liberation.fr/planete/2014/03/27/aux-philippines-un-accord-de-paix-historique-entre-le-gouvernement-et-la-rebellion-musulmane_990701/

Ochiai, Naoyuki. 2016. « The Mindanao Conflict: Efforts for Building Peace through Development » Asia-Pacific Review, Vol. 23 (No. 2) : p.37-59. DOI: 10.1080/13439006.2016.1254364

Vellema, Sietze, Saturnino M. Borras Jr et Francisco Lara Jr. 2011. « The Agrarian Roots of Contemporary Violent Conflict in Mindanao, Southern Philippines » Journal of Agrarian Change, Vol. 11 (no. 3) : p.298-320.

 

 

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