Par Jozef Rivest
La mer de Chine méridionale
La mer de Chine méridionale est un ensemble géographique délimité par le détroit de Taïwan au nord, les Philippines à l’est, la péninsule malaise à l’ouest et l’île de Bornéo au sud (Britannica 2022). Elle est une route maritime très importante, où le tiers du commerce mondial transite par cette région (Martel 2019). On y trouve aussi des ressources en hydrocarbures et halieutiques très importantes, ce qui attire la convoitise des pays limitrophes (Roche 2019). Avec une tendance à la hausse dans les dépenses militaires des États de la région, une présence militaire américaine qui vise à s’opposer aux prétentions chinoises, les tensions et les risques de dérapage sont élevés (Bafoil 2014 ; The Economist 2016 ; Poling 2022). En ce sens, il est nécessaire de comprendre la situation sécuritaire, et d’avoir une perspective plus large afin de déduire si les probabilités d’une guerre sont élevés. Pour ce faire, nous utiliserons le cas d’un archipel, celui des Spratlys. Ce cas est central pour plusieurs raisons : sept pays y ont des revendications, plusieurs y sont installés et l’une des plus importantes routes commerciales maritimes du monde passe au travers de ces îles.
La mer de Chine méridionale, source : LaFond 2022
Les revendications entourant les Spratlys
Les Spratlys sont un archipel d’environ 700 îles, îlots et bancs de sable (Le Brech 2012). La Chine, le Viêtnam, les Philippines et Taïwan sont déjà installés sur plusieurs de celles-ci, mais aussi le Brunei, la Malaisie et l’Indonésie cherchent à s’y insérer (Roche 2019). La conquête de ces territoires s’est faite d’une façon « anarchique », au sens qu’aucune consultation et/ou entente n’a été signée afin d’établir des fondements communs pour la répartition de ces territoires. Les différents États de la région ont adopté une stratégie d’occupation de facto, suivant le principe de la priorité accordée selon l’ordre d’arrivée (Roche 2019).
Plusieurs pays, notamment la Chine, y ont construit des bases militaires pouvant accueillir des navires et des avions de guerre (Le Monde 2021). L’objectif en est un de projection qui s’inscrit dans une stratégie de air et sea power. Stratégiquement, le contrôle des espaces maritimes et aériens est très important afin d’assurer sa domination[1]. Ces tactiques d’usage militaire sont aussi vitales pour la protection des routes commerciales contre les menaces de la région telles que la piraterie, le terrorisme, les accidents ou un blocus maritime par un autre État (Mottet, Lasserre et Courmont 2017 ; Martel 2019)[2]. Toutefois, face à un manque d’information clair sur les capacités et les intentions des États, il est difficile de trancher si ces installations visent des objectifs défensifs ou offensifs. Corolaires, les acteurs ont intérêt à être méfiants et à se militariser afin de ne pas être trop vulnérables.
La présence des États de la région sur les îles des Spratlys, source : Roche 2019
Droit de la mer et droit historique
Deux bases s’affrontent afin de légitimer l’occupation de ces îles dans la région. La première est celle du droit de la mer qui délimite les frontières territoriales maritimes ainsi que les zones d’exploitations économiques des États (Mottet, Lasserre et Courmont 2017). Partant du littoral, l’espace territorial, où l’État à pleine souveraineté, s’étend jusqu’à 12 miles marins (Roche 2019). La zone économique exclusive (ZÉE) dans laquelle un pays dispose de l’exclusivité d’exploitation des ressources s’étend jusqu’à 200 miles de ses côtes (Roche 2019 ; Géoconfluences 2017). Les ZÉE peuvent aussi être partagées grâce à un accord (Géoconfluences 2017). Ce cadre légal offre des possibilités d’arbitrage des conflits et de partage des zones.
La deuxième est celle du droit dit historique. Ces arguments se fondent sur des archives faisant mention de présence de pêcheurs et/ou ayant été reconnues comme parties du territoire national à une certaine époque (Roche 2019). Au contraire du précédent, il s’agit d’un justificatif pour revendiquer sa souveraineté sur une partie ou l’ensemble de ces eaux et des territoires qui s’y trouvent. Selon ses revendications, la Chine soutient que 80 % à 90 % de l’ensemble de la région serait sous sa souveraineté (Mottet, Lasserre et Courmont 2017). Ce tracé est connu sous l’appellation de la ligne des neuf traits. Elle revendique cet espace à l’aide d’un document produit au début des années 1940, avant l’ère communiste, démontrant la présence historique de la Chine dans cette région (The Economist 2012). La carte ci-dessous illustre les différences de perspective sur le partage des eaux, et le chevauchement entre les espaces maritimes.
Le conflit entre les revendications en mer de Chine. ZÉE contre la ligne des neuf traits,
source : Defranoux 2016
L’absence de conflit ouvert
Bien que cette région soit sous haute tension, il est possible d’expliquer pourquoi il n’y a pas de guerre ouverte actuellement. Selon l’approche rationaliste, les États préfèrent toujours une solution négociée à la guerre, puisque non seulement elle est coûteuse, mais l’on risque de perdre l’entièreté des gains qu’on cherche à y faire (Fearon 1995). Ajoutons à cette explication théorique la valeur stratégique de la région. Rappelons que le tiers du commerce mondial transite par ces eaux, et qu’en 2016 c’était 39 % des exportations de la Chine qui passaient par là (Martel 2019 ; Le Monde 2021). Par conséquent, un conflit armé dans la région aurait pour effet de déstabiliser le flux du commerce mondial, ce qui aurait des conséquences économiques sérieuses pour les pays de l’Asie du Sud-Est, que ce soit au niveau des exportations ou des importations, mais aussi pour tout le globe. La région est l’un des principaux centres de production et d’exportation d’une diversité de produits électroniques qui sont nécessaires à la production de plusieurs biens aujourd’hui, telle que les semi-conducteurs (CIA 2022 ; The Economist 2018).
À quoi peut-on s’attendre ?
La situation actuelle, bien que tendue, risque fort probablement de rester inchangée. La valeur hautement stratégique de cette région réduit considérablement son potentiel de compromis. L’indivisibilité des gains signifie que la fourchette de négociation est plutôt mince et la conclusion d’une entente plus difficile, mais pousse les pays vers la défection. En 2002, la Chine et l’ASEAN ont signé une déclaration commune dans laquelle les parties s’engageaient à la retenue, et se restreignaient d’occuper les îles non habitées dans la mer de Chine méridionale (The Economist 2016). Or, la Chine, notamment, n’a pas respecté cet engagement et s’est lancée dans la construction de bases militaires sur les îles qu’elle occupe (The Economist 2016 ; Le Monde 2021). De plus, l’importance économique de cette mer réduit les risques de guerre. Les coûts associés à un conflit armé, en termes de croissance économique et de commerce, seraient très élevés ce qui incite les pays à faire preuve de prudence et à ne pas se lancer dans une guerre inutile.
Bibliographie
Bafoil, François. 2014. « Les conflits en mer de Chine mérdionale ». Sciences Po Centre de recherches internationales. https://www.sciencespo.fr/ceri/fr/content/dossiersduceri/les-conflits-en-mer-de-chine-meridionale
CIA. 2022. https://www.cia.gov/the-world-factbook/
Dufranoux, Laurence. 2016. « Dix questions pour comprendre le conflit en mer de Chine mériodionale ». Libération, 12 juillet 2016. https://www.liberation.fr/planete/2016/07/12/dix-questions-pour-comprendre-le-conflit-en-mer-de-chine-meridionale_1465463/
Fearon, James D. 1995. « Rationalist explanations for war ». International Organization 49 (3) : 379-414. https://doi.org/10.1017/S0020818300033324
Géoconfluences. 2017. « Zone économique exclusive (ZEE) ». Géoconfluences. http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/zone-economique-exclusive-zee
LaFond, Eugene C. 2022. « South China Sea ». Britannica, september 14th 2022. https://www.britannica.com/place/South-China-Sea
Le Brech, Catherine. 2012. « Les îles Spratley et les conflits territoriaux en mer de Chine. »
Franceinfo, 23 avril 2012. https://www.francetvinfo.fr/monde/asie/les-iles-spratley-et-les-conflits-territoriaux-en-mer-de-chine_3072471.html
Le Monde. 2021. La conquête chinoise : enquête sur l’expansion militaire de Pékin en mer de Chine méridionale. Le Monde. YouTube, 10 :54. https://www.youtube.com/watch?v=NVXJv7N1ooQ
Martel, Stéphanie. 2019. « Les enjeux de sécurité en Asie du Sud-Est et au-delà ». Dans L’Asie du Sud-Est : à la croisée des puissances. Sous la direction de Dominique Caouette et Serge Granger, 83-96. Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal.
Mottet, Éric, Frédéric Lasserre et Barthélémy Courmont. 2017. « Introduction : les problèmes anciens et les nouveaux paradigmes dans les disputes territoriales en mer de Chine méridionale » Dans Géopolitique en mer de Chine méridionale. Eaux troubles en Asie du Sud-Est. Sous la direction d’Éric Mottet, Frédéric Lasserre et Barthélémy Courmont, 1-14. Québec : Les Presses de l’Université du Québec.
Poling, Gregory B. 2022. « The United-States Is Deeply Invested un South China Sea ». Foreign Policy August 14th 2022. https://foreignpolicy.com/2022/08/14/the-united-states-is-deeply-invested-in-the-south-china-sea/
Roche, Yann. 2019. « Les puissances en mers du Sud-Est asiatique ». Dans L’Asie du Sud-Est : à la croisée des puissances. Sous la direction de Dominique Caouette et Serge Granger, 97-112. Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal.
The Economist. 2012. « Full enclosure? » March 24th 2012. https://www.economist.com/asia/2012/03/24/full-unclosure
The Economist. 2016. « China v the rest ». March 26th 2016. https://www.economist.com/asia/2016/03/26/china-v-the-rest
The Economist. 2018. « The semiconductor industry and the power of globalisation ». December 1st 2018. https://www.economist.com/briefing/2018/12/01/the-semiconductor-industry-and-the-power-of-globalisation
[1] Alfred Thayer Mahan (sea power) et Giulio Douhet (air power) sont parmi les penseurs les plus reconnu à ce sujet.
[2] Le sea power avait aussi pour but la protection des routes commerciales entre les colonies et les métropoles.