Par Hendrina Blais-Rochefort
La position de l’ASEAN dans la dispute en mer de Chine du Nord est complexe. Ce qui était d’abord un problème régional est devenu une lutte d’influence et une démonstration de pouvoir entre la puissance montante de la région, la Chine, et les États-Unis. Pour l’ASEAN, il s’agit d’un dilemme à savoir vers laquelle des deux un rapprochement est plus profitable en matière de sécurité tout comme pour la croissance et la prospérité économique de la région. De plus, à travers cette dispute, l’ASEAN a une chance de renforcer sa position en tant qu’organisation régionale en offrant une plateforme aux négociations, mais elle pourrait aussi, tout au contraire, faire la démonstration de son manque d’influence, voire de sa trivialité lorsque des enjeux sérieux sont en causes. Ainsi, la situation en Mer de Chine du Sud est critique pour déterminer non seulement l’avenir de la région, mais aussi celui de l’ASEAN. Comment le développement de la dispute affectera-t-il le futur de l’organisation?
Implication de l’ASEAN depuis 1992 : court historique
L’ASEAN s’est impliquée dans la dispute en mer de Chine du Sud pour la première fois en 1992, alors que des tensions entre le Vietnam et la Chine s’étaient développées au sujet d’exploration pétrolière dans la région. Le tout s’était soldé par l’occupation des îles Spratly par les deux pays, et l’ASEAN s’était retrouvée impuissante. Plus tard, en 1994, l’idée de mettre en place un Code de conduite (COC) dans la région est proposée par les Philippines, voulant limiter le plus possible les actions de plus en plus belliqueuses de la Chine. Ce n’est qu’en 2002 qu’un premier document, qui n’engage les parties à rien, est signé (Thayer, 2003, p. 76-77). La Déclaration de conduite des parties en mer de Chine méridionale (DOC) promeut entre autres le règlement pacifique de la dispute, de préférence au travers d’institution et régimes internationaux reconnus, tels que l’UNCLOS, les traités sur la libre navigation dans la région et finalement, comme dernier point, l’adoption d’un code de conduite issu d’un consensus (ASEAN, 2002).
Il faudra attendre 2011 pour que les recommandations de mise en œuvre de la DOC soient adoptées. Suivant cela, l’ASEAN publie un autre document, ses « Six-Point Principles », qui réitèrent l’engagement des ministres des pays membres pour la rédaction et l’adoption éventuelle du COC, le maintien et l’exécution de la DOC, ainsi que la reconnaissance des institutions internationales comme voie de règlement pacifique des disputes. La Chine a commenté en insistant sur le caractère consensuel que doit avoir le futur COC, et sur le fait que des discussions à ce sujet devront être entreprises «au bon moment », tenant à ce que la DOC soit bien établie avant d’aborder les discussions pour le COC (Thayer, 2013, p. 80-81).
Il y a quelques jours de cela, le 8 mars 2017, le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, a annoncé qu’une première ébauche du Code de Conduite avait été rédigée, de pair avec les dix pays membres de l’ASEAN. Ce code pourrait inclure des mesures concernant la militarisation de la région, la construction de capacités offensives ainsi que la liberté de navigation dans la région, un défi pour l’ASEAN et la Chine, qui devront faire consensus (Bodeen, 2017). Il aura fallu quinze ans, depuis la DOC, pour qu’un premier pas concret vers l’aboutissement d’un code de conduite en mer de Chine du Sud soit fait. Considérant la complexité des enjeux, ainsi que la réticence de la Chine de possiblement limiter son champ d’action, en plus de son habitude à faire fi des traités qu’elle signe lorsque la décision n’est pas en sa faveur (voir, par exemple, le jugement de la Cour permanente d’arbitrage à La Haye au sujet de la mer de Chine du Sud en 2016), le futur reste difficile à prévoir. Mais ce nouveau développement promet, du moins, la tenue de discussions qui entreront dans le vif du sujet et aboutiront peut-être au Code de Conduite tant attendu.
Un test pour la survie de l’ASEAN en tant qu’organisation régionale
Depuis sa création en 1967, l’ASEAN a plutôt bien rempli ses fonctions, si l’on considère qu’il n’y a pas eu de conflit armé entre ses États membres après cette date. Même si les disputes opposant certains membres n’ont souvent pas été réglées directement par l’organisation, elle a quand même joué un rôle important, permettant le dialogue et une conclusion pacifique par l’entremise d’autres instances internationales, ce qui ne va pas à l’encontre de son code, pour promouvoir la paix (Ba, 2016, p.50).
Toutefois, le cas de la mer de Chine du Sud diffère. Alors que dans les années 90 et le début des années 2000 l’ASEAN et la Chine entretenaient de bonnes relations et permettaient à la première de contrebalancer l’influence des États-Unis, encore présents dans la région, le retrait de ses derniers, partis au Moyen-Orient, ainsi que les ambitions de plus en plus grandes de la Chine ont renversé la situation. Les tensions entre la Chine et les pays membres de l’ASEAN se sont accrues, et l’organisation régionale a dû changer sa manière de faire pour faire face à un nouveau défi. Toutefois, se retrouvant dans l’impossibilité de faire front commun, l’ASEAN est en danger. Ne pouvant jouer un rôle important dans la résolution de la dispute, elle verrait sa crédibilité mise en jeu, et sans cela, elle pourrait difficilement survivre (Tong, 21 décembre 2016).
La Chine a manœuvré à l’intérieur de la dispute avec entêtement et force, n’étant pas prête à céder ce qu’elle considère comme historiquement son territoire et ne laissant que très peu de chance à l’ASEAN d’arriver à un consensus parmi ses membres, une tâche déjà difficile considérant que seuls quatre d’entre eux ont des revendications et que la plupart dépendent économiquement du commerce avec la Chine. Cette dernière utilise d’ailleurs cela à son avantage, en achetant le droit de véto du Cambodge, qui ne cesse de s’opposer à toute résolution de l’ASEAN qui pourrait menacer la position de force que la Chine exerce dans la mer. Elle empêche aussi les pêcheurs des pays membres de l’ASEAN de passer dans ce qu’elle considère comme son territoire, mais ne se gêne pas pour envoyer les siens en plein dans la zone économique exclusive (ZEE) de ces derniers. Finalement, elle préfère opter pour des négociations bilatérales, faisant ainsi un pied-de-nez au mode de fonctionnement multilatéral de l’ASEAN, et refuse de reconnaître un jugement qui lui est défavorable prononcé par la Cour d’arbitrage internationale, alors qu’elle est signataire de l’UNCLOS (Emmerson, 2017, p.8). Aujourd’hui, l’ASEAN se retrouve sans pouvoir, devant un joueur plus puissant et plus téméraire, le « ASEAN Way of multilateral consensus […] losing badly to the ‘Chinese Way’ of unilateral expansion » (Emmerson, 2017, p. 5).
L’ASEAN fait donc face à une crise existentielle. D’un côté, elle est divisée par ses membres, qui ne renoncent qu’à très peu de leur souveraineté, qui ont chacun leur intérêt national à protéger, faisant partie de la dispute ou non, et qui partagent chacun avec la Chine une relation qui varie d’un membre à l’autre. Il devient alors compliqué pour l’ASEAN de réunir ses membres autour d’un consensus et de faire front commun face à la puissance croissante qu’est la Chine (Tong, 22 décembre 2016). D’un autre côté, elle mise de côté par la Chine, celle-ci préférant les discussions bilatérales, qui lui confèrent l’avantage considérable d’être un pays plus vaste, plus populeux, plus riche et plus fort que chacun des membres de l’ASEAN pris individuellement (Tong, 22 décembre 2016). Malgré la signature de la Déclaration sur la conduite des parties en Mer de Chine méridionale en 2002 par les pays membres de l’ASEAN et la Chine (ASEAN, 2002), cette dernière ne respecte pas ses engagements. Que peut alors faire l’ASEAN? Dans les circonstances actuelles, très peu, et si elle n’arrive pas à faire la démonstration de son utilité dans la région, elle pourrait perdre l’influence qu’elle exerce dans la région en tant que « soft power ».
Vers quelle puissance se tourner?
Alors que la Chine obtient ce qu’elle veut en intimidant ses opposants et en ne faisant qu’à sa tête, l’ASEAN pourrait vouloir se tourner vers les États-Unis, qui avaient, sous Obama, entrepris un pivot vers l’Asie, désirant se rapprocher de ses alliés du Pacifique. Il serait en effet sensé de le faire, considérant les ententes bilatérales en matière de sécurité que les pays membres entretiennent avec la puissance américaine, en plus de la perspective d’un plus grand volume d’échange grâce au Traité Trans-Pacifique (TPP). Mais depuis janvier dernier, l’ASEAN pourrait vouloir reconsidérer cette option. En effet, le TPP n’a que très peu d’avenir, maintenant que le nouveau Président Trump est au pouvoir, ce dernier décrivant cette entente comme un très mauvais ‘deal’, étant une porte d’entrée par derrière pour la Chine (Emmerson, 2017, p. 11). Un des problèmes de cette déclaration est que la Chine ne fait pas partie du TPP, et qu’en fait, le traité représente une opportunité d’élargissement de l’économie dans la région, autant pour les membres de l’ASEAN que pour les Américains, donnant la chance aux premiers de dépendre de moins en moins de la Chine et de pouvoir compter sur les États-Unis autant économiquement parlant, mais aussi en matière de sécurité. Ceci aurait pour résultat de freiner l’élan expansionniste du géant asiatique et de permettre de balancer les pouvoirs dans la région. Toutefois, maintenant qu’un des plus importants signataires du traité ne le ratifiera pas, il serait impossible de le maintenir en place (Emmerson, 2017, p. 12-13).
Prise entre un certain désintérêt des États-Unis envers la région depuis l’élection de Donald Trump et la violence de la Chine, l’ASEAN fait face à un dilemme à savoir laquelle des grandes puissances pourra à la fois aider à stabiliser la région en termes de sécurité tout en permettant aux pays membres de poursuivre leurs objectifs de croissance économique. Alors que d’un point de vue réaliste, les États-Unis sont les plus aptes à assurer une balance des puissances dans la région, la réponse n’est pas aussi simple. Ces derniers ne peuvent promettre l’aspect économique d’une telle décision, alors que de l’autre côté, la Chine est le principal partenaire commercial de la grande majorité des membres de l’ASEAN. L’issue la plus profitable pour l’ASEAN et la région en général serait que l’organisation diversifie ses relations, lui permettant ainsi de dépendre moins des puissances et de pouvoir jouer un rôle significatif dans le futur (Ba, 2016, p. 53). Toutefois, pour en arriver là, elle doit pouvoir compter sur la fidélité de ses membres à une telle vision, ce qui n’est pas gagné pour les raisons mentionnées tout au long de cet article, puis elle doit aussi pouvoir compter sur l’implication continue des États-Unis dans la région, ce qui sera aussi un défi en raison de la nouvelle administration.
Vers quel avenir l’ASEAN se dirige-t-elle?
Pour conclure, les défis de l’ASEAN sont multiples en mer de Chine du Sud. D’abord, l’organisation devra se donner les moyens de jouer un rôle significatif dans la résolution du conflit. Pour ce faire, Tong propose trois solutions : « narrow down the development gap among ASEAN members and build up mutual trust within the organization; improve the decision-making mechanism by modifying the definition of consensus and consultation; and empower the ASEAN High Council » (Tong, 23 décembre 2016). Appliquer ces conseils pourrait faire de l’ASEAN une organisation plus efficace, moins divisée et ainsi, pourrait lui permettre de peser dans la balance lorsqu’il sera temps qu’une seule voix s’exprime au nom des États de l’Asie du Sud-est. Changer sa structure interne deviendrait donc le moyen le plus efficace pour assurer sa survie.
Finalement, la dispute en Mer de Chine se révélant être le théâtre des jeux de pouvoir des grandes puissances. L’ASEAN a intérêt à multiplier ses relations afin de ne pas être prise entre deux géants. Cela pourrait se révéler plus difficile, mais c’est essentiel qu’elle ne s’éloigne pas d’une puissance pour se rapprocher d’une autre si elle veut conserver son autonomie et parvenir, encore une fois, à devenir un joueur d’importance lorsque des décisions devront être prises pour le futur de la région. L’ASEAN est confrontée à des défis de taille, et sa capacité à les relever sera cruciale non seulement pour l’avenir de la région, mais pour celui de l’organisation elle-même.
Bibliographie
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Tong, Linh. 2016. «The ASEAN Crisis, Part 2: Why Can’t ASEAN Agree on the South China Sea?». The Diplomat, 22 décembre. [En ligne]. http://thediplomat.com/2016/12/the-asean-crisis-part-2-why-cant-asean-agree-on-the-south-china-sea/
Tong, Linh. 2016. «The ASEAN Crisis, Part 3: What Should ASEAN Do About the South China Sea Dispute?». The Diplomat, 23 décembre. [En ligne]. http://thediplomat.com/2016/12/the-asean-crisis-part-3-what-should-asean-do-about-the-south-china-sea-dispute/
Iconographie
(A)En ligne. http://www.china-briefing.com/news/2012/05/22/why-asean-matters-for-your-china-business.html
(B)En ligne. http://www.philstar.com/headlines/2017/04/19/1691823/10-leaders-expected-attend-asean-summit-manila
(C) En ligne. http://www.japantimes.co.jp/opinion/2015/05/31/commentary/world-commentary/south-china-sea-disputes-test-chinas-peaceful-rise/#.WMh1UPkpzIU
(D) En ligne. http://www.dailymail.co.uk/news/article-3209340/Donald-Trump-rages-China-economy-Twitter-stock-market-goes-haywire.html