par Anaïs Robeyrenc
En 2016, un vent populiste a soufflé sur l’ensemble de la planète avec l’arrivée au pouvoir de Donald Trump aux États-Unis, Jair Bolsonaro au Brésil… et de Rodrigo Duterte aux Philippines. Cet évènement mérite notre attention car l’émergence du populisme aux Philippines semble être un cas à part, globalement et en Asie du Sud-Est, dans la mesure où elle n’est pas encore une démocratie « consolidée »[1].
La spécificité du populisme de Rodrigo Duterte
En 2016, Rodrigo Duterte hérite d’un pays marqué par le mandat du président sortant Benigno Aquino. L’économie connaît des taux de croissance inédit, le séparatisme islamiste est apaisé, et sa politique de lutte contre la corruption semble être un succès[2]. Néanmoins, c’est une tendance qui ne s’est pas ressentie au sein des classes les plus défavorisées, durement touchées par la pauvreté et le chômage[3]. Ce climat social a creusé un terreau favorable à l’émergence du populisme et au succès d’un homme charismatique : Rodrigo Duterte[4]. L’élection de Duterte apparaît néanmoins comme un paradoxe. En effet, il arrive au pouvoir par le biais des urnes et avec le soutien d’une large partie de la population, c’est ainsi dire dans le respect des règles démocratiques. Pourtant, le populisme est communément associé à un déficit démocratique, et émerge comme une troisième voie au système démocratique libérale[5]. D’un autre côté, les Philippines ne peuvent être assimilées à une démocratie libérale consolidée, à l’image des vieilles démocraties européennes ou américaines[6]. Selon Samuel Huntington, les Philippines appartiennent à la troisième vague de démocratisation caractérisée par l’émergence d’une classe moyenne éduquée et désireuse de réformes démocratiques dans un contexte de développement économique[7]. De plus, les Philippins voient des dynasties politiques, notamment l’élite des propriétaires terriens, se succédaient depuis près d’un siècle et n’ont pas véritablement connu une expérience démocratique[8].
Duterte : une menace pour la démocratie, un retour vers l’autoritarisme ?
Le populisme de Rodrigo Duterte peut s’identifier par différents facteurs : le charisme du chef de l’État, le thème central de la criminalité et la critique envers les élites démocratiques[9]. Le fer de lance de son mandat fut la « guerre contre la drogue ». En effet, la drogue est un véritable fléau aux Philippines et concerne essentiellement les personnes pauvres[10]. Néanmoins, de nombreuses organisations de défense des droits de l’Homme dénoncent l’intervention de milices armées en lien avec les forces de l’ordre et l’existence de nombreuses exécutions déguisées en acte de légitime défense[11]. Les principales victimes sont les jeunes trafiquants des bidonvilles. En effet, près de 6000 personnes seraient mortes en l’espace de quatre années[12]. En matière de droits humains, le mandat de Duterte est caractérisé par des dérives autoritaires antidémocratiques. Le plus inquiétant est le soutien perpétuel des Philippins à Duterte. Moins qu’une violation de droits humains, cette « guerre de la drogue » apparaît aux yeux du peuple comme le symbole d’un projet politique fort, un élément absent des administrations précédentes[13]. Le peuple semble donc divisé et constitue une menace encore plus concrète pour la démocratie. Néanmoins, les dérives autoritaires sont à nuancer. En effet, de par son passé colonial, les Philippins ne partagent pas un sentiment d’unité nationale [14]. À une gestion libérale inefficace des problématiques socioéconomiques, Rodrigo Duterte y a substitué une gestion radicale en réponse à la réalité des revendications populaires. Nombreux y voient donc l’émergence d’une démocratie radicale[15].
La dimension transnationale du populisme philippin
Le populisme philippin semble être un véritable cas d’école dans la mesure où il réunit la majorité des éléments qui aurait pu annoncer son émergence au niveau national[16]. Néanmoins, l’élection de Rodrigo Duterte ne tient pas que d’un contexte national favorable, mais relève également d’un processus de transnationalisation. En effet, les Philippines ont un statut unique en Asie du Sud-Est : c’est le premier pays en termes d’émigration dans la région. Le pays possède un réseau extrêmement développé de Philippins émigrés : 10% de la population totale vit à l’étranger[17]. Par ailleurs, il faut noter que la diaspora est un véritable moteur des processus de transnationalisation. Elle favorise les transferts culturels, sociaux, politiques, économiques entre deux pays[18]. La diaspora est donc un acteur transnational déterminant dans les changements de politiques intérieures au sein de deux sociétés[19]. Dans cette perspective, il est intéressant de constater que les Philippines entretiennent des liens très étroit avec les États-Unis. En effet, c’est le premier pays d’accueil des émigrés philippins[20]. Ils incarnent même la « transmigration » c’est-à-dire une minorité qui entretient de solides liens avec la mère-patrie tout en s’enracinant dans la culture du pays d’accueil à travers l’activisme par exemple. C’est pourquoi la communauté philippine présente aux États-Unis lors de l’élection de Trump est essentielle dans l’élection de Duterte. De plus, les Philippines sont qualifiées par certains académiques de « création coloniale » dans la mesure où le pays à hériter d’une culture politique façonnée par les américains : c’est-à-dire un régime présidentiel fort et l’importance d’un chef d’État charismatique[21]. Ainsi, au regard de cette analyse, il est tout à fait pertinent de faire un lien entre l’émergence simultanée du populisme aux États-Unis et aux Philippines, et donc d’en reconnaître son caractère transnational.
Néanmoins, l’élection de Rodrigo Duterte, ou celui que l’on surnomme le « Trump asiatique », et le succès de son populisme ne doivent pas être entièrement assimiler à l’exemple américain au risque de faire preuve d’ethnocentrisme[22].
[1] Mérieau, Eugénie. 2018. « Populisme(s) et démocratie(s) en Asie du Sud-Est », L’Asie du Sud-Est 2018, (dir. Abigaël Pesses et Claire Thi-Liên Tran) (Paris/Bangkok : IRASEC/Les Indes savantes), pp. 39 – 56.
[2] Sanchez, Jean-Noël. 2016. « Avis de tempête démocratique : Rodrigo Duterte, nouveau président des Philippines », Raison présente, 199:3, pp. 109 – 118.
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] Mérieau, Eugénie. 2018. « Populisme(s) et démocratie(s) en Asie du Sud-Est », L’Asie du Sud-Est 2018, (dir. Abigaël Pesses et Claire Thi-Liên Tran) (Paris/Bangkok : IRASEC/Les Indes savantes), pp. 39 – 56.
[6] Ibid.
[7] Ibid.
[8] Camroux, David. 2018. « Duterte, un cas d’école », dans : Bertrand Badie éd., Le retour des populismes. L’état du monde 2019, La Découverte, pp. 214 – 221.
[9] Sanchez, Jean-Noël. 2016. « Avis de tempête démocratique : Rodrigo Duterte, nouveau président des Philippines », Raison présente, 199:3, pp. 109 – 118.
[10] Thibodeau, Marc. 2020. « Philippines : les enfants éprouvés par la « guerre contre la drogue » », LaPresse [En ligne] https://www.lapresse.ca/international/asie-et-oceanie/2020-05-30/philippines-les-enfants-eprouves-par-la-guerre-contre-la-drogue (Consultée le 6 décembre 2021).
[11] Ibid.
[12] Ibid.
[13] Casiple, Ramon C. 2016. « The Duterte Presidency as a Phenomenon », Contemporary Southeast Asia: A Journal of International and Strategic Affairs, 38:2, pp. 179 – 184.
[14] Sanchez, Jean-Noël. 2016. « Avis de tempête démocratique : Rodrigo Duterte, nouveau président des Philippines », Raison présente, 199:3, pp. 109 – 118.
[15] Maboloc, Christopher Rayan. 2020. « President Rodrigo Duterte and the birth of Radical Democracy in the Philippines », International Journal of Politics and Security (IJPS), 2:3, pp. 116 – 134.
[16] Camroux, David. 2018. « Duterte, un cas d’école », dans : Bertrand Badie éd., Le retour des populismes. L’état du monde 2019, La Découverte, pp. 214 – 221.
[17] Camroux, David. 2009. « Les Philippins, chez eux à l’étranger ? », dans : Christophe Jaffrelot éd., L’enjeu mondial. Les migrations, Presses de Sciences Po, pp. 271 – 279.
[18] Kastoryano, Riva. 2010. « Minorités et politique étrangère : espace transnational et diplomatie globale », Politique Étrangère, no. 3, pp. 579 – 591.
[19] Ibid.
[20] Boquet, Yves. 2013. « Les Philippins au Canada et aux États-Unis », L’Information géographique, 77:2, pp. 26 – 56.
[21] Camroux, David. 2018. « Duterte, un cas d’école », dans : Bertrand Badie éd., Le retour des populismes. L’état du monde 2019, La Découverte, pp. 214 – 221.
[22] Sanchez, Jean-Noël. 2016. « Avis de tempête démocratique : Rodrigo Duterte, nouveau président des Philippines », Raison présente, 199:3, pp. 109 – 118.
Bibliographie
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