La mer de Chine méridionale : le talon d’Achille de l’ASEAN ?  

par Juliette MEREL

« Une vision, une identité, une communauté ». Telle est la devise de l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est [1]. Depuis sa création le 8 août 1967 par les ministres des Affaires étrangères de ses cinq membres fondateurs — Indonésie, Malaisie, Philippines, Singapour, Thaïlande — et son élargissement à cinq autres États — Brunei, Vietnam, Laos, Birmanie, Cambodge — l’ASEAN n’a jamais cessé de se modifier pour adapter son fonctionnement aux besoins économiques, politiques et sécuritaires identifiés par ses membres [2]. Ainsi, bien que largement fondée sur une coopération économique, l’organisation est intervenue à plusieurs reprises pour tenter de réguler les contentieux en mer de Chine méridionale [3]. Cet article fait le point sur les capacités et limites de l’association à influer sur le processus de résolution du conflit dans cet espace géostratégique.

Une femme est assise devant les drapeaux des membres de l’ASEAN à Bali, en Indonésie Source : Beawiharta Beawwiharta/Reuters. 2020. Une femme est assise devant les drapeaux des membres de l’ASEAN à Bali, en Indonésie. Image Numérique. Council on Foreign Relations. https://www.cfr.org/backgrounder/what-asean

 

Des principes fondateurs prometteurs…

La Déclaration de Bangkok, acte fondateur de l’organisation, formule les méthodes de travail qui guideront les activités de l’ASEAN. Conformément à ce document, la résolution des conflits doit respecter les principes de non-ingérence, d’égalité des États et de leur souveraineté et doit passer par la neutralité et le consensus [4]. Sur le papier, ces procédures octroient à l’ASEAN des avantages majeurs : pouvoir faire preuve de souplesse et dégager des accords sans avoir recours à un vote au cours duquel des objections ou abstentions pourraient empêcher l’implémentation de certaines mesures [5].


La signature de la déclaration de Bangkok
Source : ASEC Ressource Centre. 1967. La signature de la déclaration de Bangkok. Bangkok, Thaïlande. ASEAN.https://asean.org/keyword/asean-founding-fathers/

mais inadaptés à la situation en mer de Chine méridionale (MCM)

Mais en pratique, l’adaptation de ces principes à la situation en MCM s’est avérée laborieuse [6]. En effet, bien que l’ASEAN ait publié une déclaration sur la mer de Chine du Sud lors du Sommet de Manille en 1992 et adopté une Déclaration sur la conduite des parties en mer de Chine (DoC) en 2002, ces deux documents ont eu un succès et une efficacité limités en raison de leur caractère non contraignant [7,8]. En témoignent aussi les échecs de l’année 2012 : plutôt que de parachever les efforts qui avaient été entamés avec succès par l’Indonésie pour relancer les pourparlers sur le code de conduite en mer de Chine (CoC), le rapport issu du sommet d’avril à Phnom Penh abîme la beauté théorique du consensus en reléguant l’adoption du code à une simple éventualité [9]. La réunion des ministres des Affaires étrangères organisée en juillet lui porte le coup de grâce : pour la première fois dans l’histoire associative de l’ASEAN, aucun communiqué conjoint n’est édicté. Ceci est particulièrement problématique, car constituant la pierre angulaire des actions annuelles de l’organisation, toute absence de ce document projette l’ASEAN dans l’impasse [10].

 


La Déclaration sur la conduite des parties en mer de Chine du Sud 
Source : Association des Nations de l’Asie du Sud-Est. 2012. Déclaration sur la conduite des parties en mer de Chine du Sud. ASEAN. https://asean.org/declaration-on-the-conduct-of-parties-in-the-south-china-sea-2/

 

Des visions différentes du conflit

Parallèlement, les membres de l’ASEAN perçoivent la menace chinoise à divers degrés [11]. Du côté des pays parties au conflit les positions s’entrechoquent. Alors que le Vietnam condamne depuis longtemps et sans relâche les exactions chinoises et renforce ses alliances avec la Russie, l’Inde et les États-Unis pour se constituer un arsenal militaire défensif opérationnel et avoir des appuis diplomatiques en cas de négociations avec Pékin, Brunei reste résolument hermétique à toute participation au sein des instances informelles de peur de provoquer l’ire de la puissance chinoise [12,13]. À mi-chemin, la Malaisie n’expose publiquement la nécessité de faire front commun face à la Chine que depuis 2015 [14]. Le cas des Philippines complexifie encore cette fresque. Jusqu’à la décision de la Cour Pénale Internationale de 2016 à laquelle Manille avait fait appel trois ans plus tôt pour rappeler la Chine à ses obligations, le pays avait une position aussi claire que le Vietnam [15]. Mais les politiques menées par Duterte depuis son élection 2016 altèrent cette lisibilité. Celui-ci opère un rapprochement avec la Chine en ignorant le rendu favorable de la CPA, mais garde néanmoins des liens étroits avec des rivaux traditionnels de celle-ci (États-Unis, Japon) [16]. Les autres membres de l’ASEAN ne parlent pas non plus d’une seule voix : alors que l’Indonésie, Singapour et la Thaïlande appellent à renforcer la position commune de l’ASEAN, le Cambodge, le Laos et le Myanmar soutiennent encore largement la politique chinoise en réponse à des avantages commerciaux et financiers que leur avait octroyés la Chine par le passé [17].

 


15ème réunion des chefs de la marine de l’ASEAN tenue en ligne en août 2021
Source : Agence de presse birmane. 2021. Commander-in-Chief (Navy) Admiral Moe Aung attends 15th ASEAN Navy Chief’s Meeting online. The Global New Light of Myanmar. https://www.gnlm.com.mm/15th-asean-navy-chiefs-meeting-held-online/

Des réalisations notables

Néanmoins, on ne peut amputer l’ASEAN de certaines de ses réalisations. Le Forum régional de l’ASEAN, lancé en 1994 et regroupant aujourd’hui 27 membres à l’échelle du globe, constitue encore à ce jour le seul forum localisé en Asie-Pacifique traitant des questions de sécurité comme celles rattachées à la MCM [18]. Des petits pas sont également posés pour pallier les divergences de points de vue qui ont empêché les membres d’établir une position unifiée face à l’affirmation chinoise dans la région. Le document diffusé à l’issue du sommet de 2015 note pour la première fois l’existence d’une divergence sur la question et opte pour une rhétorique de solidarité entre les membres plus assumée qu’à l’accoutumée [19]. La signature imminente du Memorandum of Understanding entre le Vietnam et la Malaisie, un accord qui consacrerait la reconnaissance mutuelle de leurs revendications et renforcerait leur coopération en termes de sécurité maritime, répond aussi à cette dynamique [20,21]. Enfin, l’apparition de nouveaux dispositifs moins protocolaires comme les ASEAN chiefs-of-navy meetings ou l’ASEAN Maritime Forum faisant intervenir experts militaires et diplomates spécialisés sur le droit de la mer offrent de nouvelles pistes d’action [22].

 

En somme, si l’échec des principes fondateurs de l’organisation et la disparité ont réduit le champ d’action de l’ASEAN quant à la pure résolution du conflit en MCM, les réussites et mesures de coopération émergentes donnent tout du moins à l’organisation des moyens de le gérer.

902 mots

 

Notes

[1] Caouette, Dominique. 15 septembre 2021. « L’ASEAN et les enjeux de sécurité». Cours Relations Internationales de l’Asie du Sud-Est. Montréal : Université de Montréal.

[2] ibid

[3] Naux, Augustin. ‘Les conflits territoriaux en mer de Chine méridionale’. Mémoire de maîtrise. Université Panthéon-Assas-Paris II. 2017. En ligne. https://docassas.u- paris2.fr/nuxeo/site/esupversions/add49aec-ead2-404e-a65b-5344486b0c1d?inline

[4] De Sacy, Alain S. « Chapitre 17 : L’ASEAN et les crises : les données du problème » et « Chapitre 18 : L’Association des nations du Sud-Est Asiatiques (ASEAN) » L’Asie du Sud-Est : L’unification à l’épreuve. Paris : Vuibert, 1999. pp.163-191.

[5] ibid.

[6] Martel, Stéphanie, « Enjeux de sécurité en Asie du Sud-Est et au-delà », dans L’Asie du Sud- Est à la croisée des puissances. 2015 : pp. 118-139.

[7] Boisseau du Rocher, Sophie. (2017). La Communauté de sécurité de l’ASEAN : progrès et obstacles. Politique étrangère, , 39-52. https://doi.org/10.3917/pe.172.0039

[8] Storey. Ian. Discordes en mer de Chine méridionale : les eaux troubles du Sud-Est asiatique. Politique étrangère. 2014 : pp 35-47. https://doi.org/10.3917/pe.143.0035

[9] Martel, Stéphanie. 2017.  « Le rôle du discours dans la construction de l’ASEAN comme communauté. de. sécurité ». En ligne. https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/bitstream/handle/1866/19310/Martel_Stephanie_2017_these.pdf

[10] ibid

[11] Naux, Augustin. ‘Les conflits territoriaux en mer de Chine méridionale’. Mémoire de maîtrise. Université Panthéon-Assas-Paris II. 2017. En ligne. https://docassas.u- paris2.fr/nuxeo/site/esupversions/add49aec-ead2-404e-a65b-5344486b0c1d?inline

[12] Mathé, Alexis. « Les mutations de la stratégie vietnamienne face à la Chine : entre développement d’une force militaire régionale moderne et partenariats stratégiques ». Asia Focus. n°82, Juillet 2018. Institut de Relations Internationales et Stratégiques. En ligne. https://www.iris-france.org/wp-content/uploads/2018/07/Asia-Focus-82.pdf

[13] Martel, Stéphanie, « Enjeux de sécurité en Asie du Sud-Est et au-delà », dans L’Asie du Sud- Est à la croisée des puissances. 2015 : pp. 118-139

[14] ibid.

[15] ibid.

[16] De Castro, Renato Cruz. “The Limits of Intergovernmentalism: The Philippines’ Changing Strategy in the South China Sea Dispute and Its Impact on the Association of Southeast Asian Nations (ASEAN)”. Dans : Journal of Current Southeast Asian Affairs, Volume 39, Issue 3, December 2020, Pages 335-358. En ligne. https://journals.sagepub.com/doi/full/10.1177/1868103420935562#_i6

[17] Martel, Stéphanie, « Enjeux de sécurité en Asie du Sud-Est et au-delà », dans L’Asie du Sud- Est à la croisée des puissances. 2015 : pp. 118-139

[18] Boisseau du Rocher, Sophie. 2017. « La Communauté de sécurité de l’ASEAN : progrès et obstacles ». Politique étrangère, , 39-52. https://doi.org/10.3917/pe.172.0039

[19] Martel, Stéphanie. 2017.  « Le rôle du discours dans la construction de l’ASEAN comme communauté. de. sécurité ». En ligne. https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/bitstream/handle/1866/19310/Martel_Stephanie_2017_these.pdf

[20] Boisseau du Rocher, Sophie. 2021. « Chine et Asie du Sud-Est : les jeux sont-ils faits ? ». Politique étrangère, 53-64. https://doi.org/10.3917/pe.212.0053

[21] Strangio. Sébastien. 2021. « Malaysia, Vietnam Set to Pen Agreeement on Maritime Security”. Dans The Diplomat, 7 avril 2021. En ligne. https://thediplomat.com/2021/04/malaysia-vietnam-set-to-pen-agreement-on-maritime-security/

[22] Frécon, Eric. 2020. « L’ASEAN face à la redéfinition de sa centralité – diplomatique, opérationnelle et géographique » .Hérodote, 176, 9-24. https://doi.org/10.3917/her.176.0009

 

Bibliographie

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_______________________.2021. « Chine et Asie du Sud-Est : les jeux sont-ils faits ? ». Politique étrangère, 53-64. https://doi.org/10.3917/pe.212.0053

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