Par Lucile Muller
Le 31 août dernier, un navire de reconnaissance chinois, Haiyang Dizhi 10, est entré, au large des îles Natuna, dans la zone économique exclusive indonésienne contenant la réserve gazière la plus importante d’Asie, surnommée « Tuna Block »[1]. Bien que cet acte bafoue la législation maritime internationale, le ministre indonésien de la coordination des affaires maritimes et de l’investissement, Luhut Binsar Pandjaitan, a déclaré que le pays respectait « la liberté de navigation dans la mer de Natuna ». En défendant ainsi son voisin asiatique, l’Indonésie démontre une volonté de pacifier les conflits.
Celle-ci n’a pourtant pas toujours été là. En effet, la Chine et l’Indonésie se disputent depuis de nombreuses années l’accès à la zone maritime riche en ressources halieutiques et en énergies fossiles, et cette compétition n’a pas manqué d’être explosive. Nous allons donc nous intéresser à la politique de défense maritime mise en place par l’Indonésie au cours de ses dernières années et notamment à la transition opérée par l’État entre une politique militarisée offensive et une politique de coopération.
En effet, les deux pays d’Asie du Sud-Est ont eu de fortes tensions concernant la souveraineté maritime de la zone en question. Le président indonésien Joko Widodo avait notamment publiquement rejeté, lors d’une conférence à Tokyo en 2015, ‘la prétendue allégation de la Chine de « lignes à neuf traits » dans la mer méridionale de Chine’[2]. Croyant que cette déclaration publique ne suffisait pas, certains membres du gouvernement préconisaient également une militarisation de la zone. C’est ce que pensait notamment l’ancien chef des forces armées, Général Moeldoko, qui « s’engagea à ce que les forces de défense nationale indonésiennes renforcent leur présence à Natuna »[3] Le président indonésien employa alors une double politique : il se rapprocha d’une part du gouvernement américain, discutant de Barack Obama comme d’un vieil ami, et militarisa d’autre part la région. « Une semaine après un affrontement entre l’armée indonésienne et des bateaux de pêche chinois en juin 2016, les médias ont [par exemple] largement rapporté la présence de Jokowi en « chef de guerre » sur un navire militaire aux îles Natuna » [4].
L’emploi conjugué d’une politique de coopération avec un concurrent de la Chine et de militarisation de la zone économique exclusive (ZEE) indonésienne est une manifestation claire de la volonté de l’Indonésie de faire respecter sa souveraineté : le président envoie ici un message clair à la puissance chinoise.
L’animosité que ressentait l’Indonésie à l’égard de la Chine était alors évidente, mais alors comment peut-on expliquer les propos actuels du ministre indonésien, eux qui sont à l’exact opposé d’une quelconque tension ?
On peut expliquer ce revirement de sentiments entre les puissances par l’aspect économique. En effet, la Chine a investi massivement en Indonésie, devenant même le premier partenaire commercial du pays, afin de profiter des ressources énergétiques indonésiennes. L’Indonésie est désormais si liée économiquement à la Chine qu’ elle participe à l’initiative chinoise « Belt and Road », ayant pour objet de construire des infrastructures chinoises dans des pays d’Asie du Sud-Est. Ce projet rendit l’Indonésie particulièrement dépendante à la puissance et donc moins prompt à poursuivre ses politiques hostiles en mer méridionale de Chine : la Chine en sort très largement gagnante. On observe de plus au cours de ses dernières années une coopération maritime entre la Chine et l’Indonésie : « les marines chinoises et indonésiennes ont mené des exercices navals conjoints dans les eaux au large de Jarkata »[5]. On constate bien ici que le conflit a laissé place à une confiance et une collaboration : signes d’une nouvelle ère dans la relation sino-indonésienne.
Il faut cependant prendre en compte un autre acteur dans les péripéties du conflit en mer méridionale : les États-Unis. En effet, le phénomène de dépendance que subit l’Indonésie est contrebalancé par l’intérêt grandissant du gouvernement américain pour le pays asiatique : il voit en lui un allié dans la région permettant de tenir tête à Beijing. Joe Biden voit alors d’un mauvais œil la politique modérée choisie par l’Indonésie avec la Chine. Lucas Myers, coordonnateur pour le programme Asie du Sud-Est du Wilson Center, énonce que le président « souhaite que le pays asiatique adopte une position plus ferme face aux transgressions chinoises en mer de Chine méridionale »[6]. Ce changement de posture permettrait de rétablir une hostilité entre les deux pays asiatiques et ainsi d’offrir une place d’honneur aux États-Unis dans la région.
L’Indonésie apparaît cependant comme étant partagée entre les deux puissances, elle ne penche vers aucune des deux, bien qu’étant davantage liée économiquement à la Chine. On voit bien ici la stratégie de non-alignement préconisée par les pays membre de l’ASEAN, ne souhaitant froisser aucune des puissances mondiales.
En somme, la situation en mer méridionale de Chine entre l’Indonésie et la Chine était caractérisée dans un premier temps par une réelle hostilité et était très proche d’un conflit apparent. Cependant, la tendance s’est inversée pour laisser place à une coopération. Mais avec l’entrée des États-Unis dans le jeu diplomatique, celle-ci se complique ; quel sera le choix final de l’Indonésie ?
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[1] Elleman, Bruce A. “China’s Natuna Island Fishing Dispute with Indonesia.” In China’s Naval Operations in the South China Sea: Evaluating Legal, Strategic and Military Factors p.94
[2] Supriyanto, Ristian Atriandi. “Out of Its Comfort Zone: Indonesia and the South China Sea.” Asia Policy, p.21
[3] Supriyanto, Ristian Atriandi p.28
[4] Christine Cabasset, « Le rôle de la Chine dans l’intérêt accru des forces armées indonésiennes pour la sécurité régionale », Monde Chinois, p.80
[5] Derek Grossman, Indonesia Is Quietly Warming Up to China, Foreign Policy, 07/06/21
[6] China at the Forefront of US-Indonesia Meeting, Big News Network, 02/11/21
BIBLIOGRAPHIE
Textes scientifiques
Elleman, Bruce A. “China’s Natuna Island Fishing Dispute with Indonesia.” In China’s Naval Operations in the South China Sea: Evaluating Legal, Strategic and Military Factors, 3:93–104. Amsterdam University Press, 2018. https://doi.org/10.2307/j.ctt1zqrn98.13. (Consulté en ligne le 10/11/21)
Supriyanto, Ristian Atriandi. “Out of Its Comfort Zone: Indonesia and the South China Sea.” Asia Policy, no. 21 (2016): 21–28. https://www.jstor.org/stable/24905085. (Consulté en ligne le 10/11/21)
Cabasset, C. (2018). Le rôle de la Chine dans l’intérêt accru des forces armées indonésiennes pour la sécurité régionale. Monde chinois, 54-55, 78-84. https://doi-org.faraway.parisnanterre.fr/10.3917/mochi.054.0078 (Consulté en ligne le 10/11/21)
Gomes, Ieda. “Indonesia.” The Dilemma of Gas Importing and Exporting Countries. Oxford Institute for Energy Studies, 2020. http://www.jstor.org/stable/resrep31057.8. (Consulté en ligne le 10/11/21)
Henderson, James, Ieda Gomes, and Jack Sharples. “INDONESIA.” Edited by Mike Fulwood and Martin Lambert. Emerging Asia LNG Demand. Oxford Institute for Energy Studies, 2020. http://www.jstor.org/stable/resrep30996.7. (Consulté en ligne le 10/11/21)
Murphy, Ann Marie. “Indonesia Responds to China’s Rise.” In Middle Powers and the Rise of China, edited by BRUCE GILLEY and ANDREW O’NEIL, 126–48. Georgetown University Press, 2014. http://www.jstor.org/stable/j.ctt7zswkb.11. (Consulté en ligne le 10/11/21)
Anwar, Dewi Fortuna. “INDONESIA-CHINA RELATIONS: Coming Full Circle?” Southeast Asian Affairs, 2019, 145–62. https://www.jstor.org/stable/26939692. (Consulté en ligne le 10/11/21)
Articles de presse
Derek Grossman, Indonesia Is Quietly Warming Up to China, Foreign Policy, 07/06/21 Indonesia Is Warming Up to China in Southeast Asian Strategic Shift (foreignpolicy.com) (Consulté en ligne le 10/11/21)
China at the Forefront of US-Indonesia Meeting, Big News Network, 02/11/21 China at the Forefront of US-Indonesia Meeting (bignewsnetwork.com) (Consulté en ligne le 10/11/21)