La rivalité économique et géostratégique singapourienne dans le détroit de Malacca

Par Alexia Belzile

La situation géographique du détroit de Malacca est très avantageuse pour l’économie de Singapour. Celle-ci se retrouve alors en compétition géostratégique avec les autres pays de la région.

 Une version brève de l’histoire du détroit de Malacca

Le détroit de Malacca se situe «entre l’océan Indien et la mer de Chine méridionale» et fait plus de 1000 kilomètres de long[1]. Il constitue un des passages maritimes les plus utilisés et occupés du monde en raison de sa position géographique avantageuse pour les déplacements maritimes internationaux et leur proximité avec d’autres routes maritimes de grande importance[2].

En 1824, les Hollandais ont cédé le territoire de Singapour aux Britanniques[3] et en 1869, le Canal de Suez a été créé et mis en opération. Les ports singapouriens se situant dans le détroit de Malacca sont devenus des «points d’appuis région[aux]» pour diverses marchandises, dont le charbon, l’étain et le caoutchouc et pour le ravitaillement de bateaux en carburant[4]. Singapour était aussi reconnue comme «un centre d’importation et de distribution de produits manufacturés», dont des textiles très populaires auprès des Européens et des Britanniques[5].

Le port de Singapour, situé dans le détroit de Malacca, avant l’indépendance de la cité-État. Image : Singapore Tourism Board. 

 

Dynamisme économique avant l’indépendance

Ces évènements ont alors changé les dynamiques politiques économiques de la région, où Singapour «est devenu[e] un entrepôt régional traditionnel», «une base navale et un port commercial d’importance mondiale»[6]. Les autorités britanniques ont misé sur le potentiel de «libre-échange» et de «progrès technologique» de Singapour afin d’attirer les flux maritimes internationaux dans le détroit[7]. Il est intéressant de remarquer que le port de Singapour était le mieux situé géographiquement comparativement aux ports de Jakarta ou de Penang. Sa situation géographique favorisait l’arrêt de la quasi-totalité des navires qui y passaient, «puisque tous les navires empruntant les détroits passaient à proximité du port» singapourien[8]. Cette position géographique a clairement influencé le développement et la prospérité économique de la cité-État lors les décennies suivantes.

 

Le détroit comme facteur de prospérité économique

Après son indépendance des Britanniques en 1965, Singapour (et le People’s Action Party) a renforcé et redéfinit l’importance du détroit de Malacca pour la prospérité économique de la cité-État. En effet, le gouvernement singapourien a instauré une politique étrangère qui allait bénéficier l’économie du pays en renforçant des partenariats économiques et en contrôlant davantage les «voies de communication et [l]es détroits»[9]. Par exemple, en 1966, le fondateur de la cité-État Lee Kuan Yew désirait «avoir le plus grand nombre d’amis» pour que plusieurs pays, dont des puissances mondiales, puissent s’allier économiquement avec Singapour. On caractérise ce type de politique étrangère de «diplomatie du bambou», car on tente d’éviter les conflits et les tensions entre pays tout en favorisant la collaboration et la transparence[10].

Entre 1986 et 1992, les flux maritimes ont doublé dans le détroit de Malacca. En 2011, il y avait approximativement 29,37 millions de conteneurs dans le port de Singapour. En 2012, Singapour était considérée comme le «meilleur port asiatique» pour la 24efois et ce, de manière consécutive[11]. Il y avait environ 75 477 navires en transit lors de cette même année. Le trafic à l’intérieur de la région de l’Asie est responsable de l’augmentation des flux maritimes dans le détroit, car il a beaucoup augmenté depuis les années 2000, notamment avec la montée de la puissance économique de la Chine[12]. En 2012 également, le gouvernement a investi 2,3 milliards d’euros seulement pour améliorer les infrastructures du terminal de Pasir Panjang, ce qui a permis d’augmenté les «capacités de trafic mensuel de conteneurs du port de 35 à 50 millions»[13].

Le port de Singapour est très bien situé dans le détroit de Malacca, ce qui favorise le développement économique de la nation. Image : Kazumine Akimoto.

Aujourd’hui, Singapour est le pays insulaire au détroit de Malacca qui est le plus fort économiquement comparativement à la Malaisie et aux Indes néerlandaises. C’est la cité-État qui a le plus de poids quant aux décisions économiques et stratégiques qui influencent la gestion des flux et la sécurité du détroit[14]. Le port de Singapour voit, chaque jour, le passage «d’une énorme partie du commerce mondial et des flux d’énergie», dont des ressources essentielles telles que le pétrole, le charbon, le minerai de fer et autres minerais, qui sont ensuite exportés vers des «centres manufacturiers du Sud-Est et du Nord-Est asiatiques» ou d’ailleurs dans le monde[15].

Compétition économique et stratégique

Singapour s’est efforcée de diversifier ses activités économiques pour collaborer avec le plus de pays et d’industries possible[16]. Cette diversification a permis à la cité-État de connaître un développement économique accru et constant lors des dernières décennies, de favoriser la stabilité du régime du People’s Action Partyet de pouvoir participer «aux forums régionaux»[17]. De plus, elle entretient des liens économiques relativement forts avec la Chine, ce qui lui donne un statut commercial légitime dans la région. Elle est aussi le pays qui attire le plus d’investissement directs étrangers (IDE) en Asie du Sud-Est et la troisième en Asie[18].

Les puissances économiques mondiales sont donc très tentées de former des partenariats économiques avec Singapour[19]. Cette collaboration économique et commerciale a permis à Singapour d’être une invitée du G20 a plusieurs reprises, la positionnant comme force économique en Asie du Sud-Est[20]. Ainsi, le détroit de Malacca joue un rôle de grande importance dans la préservation de ces partenariats économiques qui tiennent à cœur les autorités singapouriennes, puisqu’il est une route maritime quasi-indispensable pour le transport de biens provenant d’Asie[21]. Ces biens proviennent principalement des usines et du secteur industriel qui fabriquent des matières premières exportées à travers le monde. Notons que Singapour est aussi un acteur clé dans la raffinerie de pétrole en Asie, lui ajoutant une importance économique à travers le monde[22].

Malgré le fait que Singapour est dominante dans la gestion économique et stratégique du détroit de Malacca en Asie du sud-Est, elle fait compétition avec d’autres pays pour demeurer une des meilleures opératrices portuaires à travers le monde. Par exemple, l’Arabie Saoudite, avec Dubaï Ports World(DPW), constitue le «troisième opérateur portuaire mondial», et fait de plus en plus compétition à Singapour[23]. La Malaisie est aussi une rivale portuaire de la cité-État. Afin d’attirer plus de flux commerciaux maritimes vers ses propres ports au profit ce ceux de Singapour, les autorités malaises ont mis beaucoup d’efforts et d’investissements dans la «modernisation de ses infrastructures portuaires»[24].

 

Force maritime et militaire

L’armée et la marine de Singapour assurent la sécurité du détroit de Malacca. Image : TFG Marine.

Puisque Singapour possède un territoire relativement petit pour une puissance économique de telle envergure, elle peut être considérée comme vulnérable face aux menaces militaires, maritimes et économiques étrangères[25]. Les autorités du pays accordent une importance particulière à la protection de ses ports et du détroit de Malacca[26]. Elles ont implanté des politiques militaires et environnementales conformes au droit international visant à éviter le plus possible les «perturbations du trafic maritime et des activités portuaires» et favorisant «un accès sécurisé aux routes maritimes»[27]. Le port malais Tanjung Pelapas, qui a connu une croissance impressionnante lors des années 2000, a aussi été construit en 2000 seulement pour faire compétition de façon directe au port de Singapour[28].

Singapour s’est aussi dotée d’une marine très équipée et bien entrainée afin d’assurer le bon passage des flux maritimes, de protéger ses ports (où se retrouvent de grands «terminaux pétroliers et chimiques»[29]) et d’instaurer un sentiment de sécurité auprès des investisseurs et des marchands ayant à utiliser le détroit de Malacca. Les militaires travaillent aussi de pair avec la marine pour assurer la coordination des échanges économiques et la sécurité du détroit[30]. En 2013, le budget militaire accordé par les autorités de la cité-État s’élevait à 12,7 milliards de dollars, représentant le budget de défense le plus élevé d’Asie du Sud-Est[31].

Singapour possède définitivement une grande «force de frappe militaire et économique», ce qui lui permet de se placer en tant que «puissance portuaire, maritime et navale, à l’échelle mondiale»[32].

[1]Rimmer 2004

[2]Rimmer 2004

[3]Rimmer 2004

[4]Frécon 2012 ; Ho 2010

[5]Ho 2010

[6]Rimmer 2004

[7]Ho 2010

[8]Rimmer 2004

[9]Frécon 2013

[10]Frécon 2013

[11]Frécon 2012

[12]Fo 2012

[13]Frécon 2013

[14]Frécon 2012

[15]Ho 2010

[16]Frécon 2012

[17]Frécon 2013

[18]Frécon 2013

[19]Frécon 2013

[20]Frécon 2013

[21]Frécon 2013 ; Rimmer 2004

[22]Frécon 2013 ; Ho 2010

[23]Frécon 2012 ; Ho 2010

[24]Fo 2013

[25]Frécon 2013

[26]Ho 2010

[27]Ho 2010

[28]Fo 2013

[29]Ho 2010

[30]Frécon 2012 ; Frécon 2013

[31]Frécon 2013

[32]Frécon 2012

Bibliographie

Fo, Nathalie. 2013. «Les enjeux économiques et géostratégiques du détroit de Malacca». Géoéconomie: 4(67) : 123-140. https://www.cairn.info/revue-geoeconomie-2013-4-page-123.htm

Frécon, Éric. 2012. «Singapour, gardienne de ses détroits». Monde chinois, 2(2), 29-36. https://doi.org/10.3917/mochi.030.0029

Frécon, Éric. 2013. Indonésie et Singapour : destins géoéconomiques parallèles de deux potentielles puissances sud-est asiatiques. Hérodote, 4(4), 148163. https://doi.org/10.3917/her.151.0148

Ho, Joshua. 2010. «Singapour et Malacca». Outre-Terre, 2(25/26) : 287-299. https://www.cairn.info/revue-outre-terre1-2010-2-page-287.htm

Rimmer, Peter J. 2004. «Les détroits de Malacca et de Singapour : États côtiers et États utilisateurs.» Études internationales, 34(2) : 227-253. https://doi.org/10.7202/009173ar

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