Par Étienne Barre
Apichatpong Weerasethakul est un cinéaste thaïlandais reconnu à travers le monde. Il prend la structure et la composition du cinéma subversif et les redéfinit à sa manière. Son cinéma est très artistique, basé sur les sens et suivant une temporalité particulière. Il cherche à montrer à l’écran l’intangible, c’est-à-dire le monde du rêve. Son cinéma aborde des sujets politiques et religieux en Thaïlande tels que la montée du communisme et l’animiste. Ses films ne sont pas dénonciateurs, ils sont simplement révélateurs. Plusieurs de ses films se déroulent dans une forêt/ une jungle.
LA JUNGLE DE SIAM
La Thaïlande est un pays central de l’Asie du Sud-Est. Ce pays comporte à la fois un terrain plat et un terrain montagneux. Une grande superficie du territoire est une jungle. Celle-ci aura un impact majeur dans le développement du pays, spécialement dans les années 1900. Cet impact se base sur le contraste entre la jungle et l’extérieur. Des écrits thaïs datant de 1880 décrivent des peuples des montagne (les chaopa[1]). Ces écrits évoquent plusieurs tribus qu’ils réfèrent éventuellement comme des races de la jungle. Ces textes décrivent ces aborigènes comme étant des objets qu’ils qualifiaient simplement comme étranges et différents. Ils mentionnent également que ces tribus sont hors de portée de la civilisation, ils vivent dans leur monde propre à eux et ne peuvent pas se faire aider. Dès ce moment, une fracture se fait entre le peuple civilisé et le peuple de la jungle. Cette fissure évoluera au même degré que les mouvements coloniaux, qui prendront place au Siam dans ces années. D’un côté on vit la modernisation alors que de l’autre, on reste caché dans la jungle sans influence extérieure. La définition de la jungle du Siam prend donc une tournure et se définit comme un monde indépendant, à l’abri de l’étranger. Lors de la guerre froide, la jungle deviendra un espace pour se réfugier. Un espace pour se cacher du danger extérieur. Dans les années 1940, le nouveau mouvement communiste en Thaïlande prend de l’ampleur et se battra pour ses droits. Encore dans le même esprit, la jungle devient un refuge efficace pour ces troupes.
UN CINÉMA FANTOMATIQUE
Pour analyser le cinéma de Apichatpong Weerasethakul, il faut se pencher sur une analyse plus mécanique et une approche vers la production pour bien comprendre la beauté de ses films. Autrement dit, il s’agit ici d’une schizo analyse et non d’une analyse de sens. Tout d’abord, contrairement au cinéma dénonciateur de base où on nous présente à l’écran la violence et la terreur, Apichatpong ne critique pas, ne dénonce pas et montre seulement l’implicite. Son cinéma est basé sur le monde sensoriel, soit les couleurs, l’odorat et l’ouïe. Il aime beaucoup jouer avec le non-dit, ne pas montrer ce qui devrait généralement l’être. Ses films donnent un sentiment d’errance. Cela est dû à la temporalité très particulière qu’il donne à ses films. Contrairement à une temporalité linéaire, Apichatpong aime jouer avec une temporalité plus abstraite, qui fait des bonds et ne se suit pas nécessairement. Ces aspects vont bâtir la ligne directrice de son cinéma. Le film Oncle Boonmee est un bon exemple puisqu’il est basé sur le thème mentionné plus haut : la jungle. Le film tourne autour de la réincarnation, des vies antérieures et des fantômes. À la suite de la rencontre des fantômes de sa femme et son fils, le personnage principal se lance dans une quête spirituelle. Or, sa destination est au cœur de la jungle en Thaïlande. Apichatpong se servira de cette quête pour évoquer le passé de la jungle et son impact sur la société thaïlandaise. La jungle dans son film est représentée comme un endroit mystérieux, où de nombreux monstres/ombres aux yeux rouges apparaissent et disparaissent. Elle dégage également le sentiment d’abandon, aucun humain n’est aperçu. Cette jungle en ‘ruine’ est donc une simple métaphore de l’effet des luttes politiques modernes, qui ont littéralement transformées en ruines des parties de cette jungle. Pour terminer, Apichatpong tourne le film Oncle Boonmee avec une caméra Super16, qui est un outil de cinéma à bas budget. Pendant la guerre froide, ces caméras circulaient au Siam afin de réduire le niveau de divertissement. Il s’agit donc d’un clin d’œil fait de manière intelligente pour évoquer quelque chose d’historique chez les thaïlandais.
[1] Winichakul, T. (2000). The Quest for “Siwilai”: A Geographical Discourse of Civilizational Thinking in the Late Nineteenth and Early Twentieth-Century Siam. The Journal of Asian Studies, 59(3), P.535.
BIBLIOGRAPHIE
Pick, Anat et Guinevere Narraway, Screening Nature: Cinema beyond the Human. Berghahn Books, 1 nov. 2013. P.92 -96. https://books.google.ca/books?id=qPUcAgAAQBAJ&lpg=PA91&ots=syEe_16ezS&dq=apichatpong&lr&pg=PA91#v=onepage&q=apichatpong&f=false
Winichakul, T. (2000). The Quest for “Siwilai”: A Geographical Discourse of Civilizational Thinking in the Late Nineteenth and Early Twentieth-Century Siam. The Journal of Asian Studies, 59(3), 534-537. doi:10.1017/S0021911800014327 The Quest for “Siwilai”: A Geographical Discourse of Civilizational Thinking in the Late Nineteenth and Early Twentieth-Century Siam | The Journal of Asian Studies | Cambridge Core
Anderson, Benedict. « The Strange Story of a Strange Beast » dans Quandt, James (dir.). 2009. Apichatpong Weerasethakul. Vienne: Synema Puclikationen, p. 158-191.