Il y a quelques semaines, en Thaïlande, une femme a été accusée à 43 ans de prison pour avoir enfreint la loi de lèse-majesté (1). Cette loi permet aux autorités d’arrêter les critiques du roi, symbole suprême du protecteur de la nation dans le pays. Il est donc difficile pour les opposants au régime d’exprimer leurs revendications, mais ça n’a pas empêché un mouvement, appuyé par les étudiants, de prendre la rue l’an dernier pour critiquer le régime et réclamer davantage de démocratie. On peut penser que cette importante mobilisation est le signe d’un vent de changement en Thaïlande. La monarchie est fondamentale dans le nationalisme thaïlandais, représentant à elle seule des thèmes fondateurs comme le bouddhisme ou l’identité thaïe. Comme l’a dit une étudiante thaïlandaise au New York Times :
« The monarchy has been with the Thai people for generations, and it is the root of Thai culture. But if one day the thing that unites the hearts of the Thai people creates a bad image of the country, can we stand it? It is one of the people’s duties to speak up and reform it. ». (2)
Remettre en doute la monarchie, c’est donc remettre en doute le nationalisme thaï tel qu’il s’est défini dans les dernières décennies. Aux vues des plus récentes manifestations, est-il possible d’envisager un renouveau dans le nationalisme thaï dans lequel le roi occuperait une place moins importante? Les événements récents démontrent que la jeunesse thaïlandaise est prête à abolir la monarchie, ou à tout le moins, la réformer adéquatement pour réduire son influence.
Un roi critiqué
Les récentes manifestations des étudiants et de la société civile thaïlandaise résultent d’une accumulation d’agissements plutôt douteux de la part du roi actuel Vajiralongkorn ou Rama X, qui a succédé à son père Bhumibol en 2016, après un règne de plusieurs décennies. Vajiralongkorn, depuis son arrivée, a poursuivi la tendance amorcée sous son père, avec l’appui des militaires, de créer un statut spécial à la monarchie, même si celle-ci est techniquement régie par la constitution thaïlandaise. Ainsi, le roi s’est adjoint une garnison de l’armée, il a nommé le chef de l’armée et il s’est accaparé des actifs d’une valeur estimée entre 30 et 60 milliards de dollars, gérés jusque là par le “Crown Property Bureau” (3) . Cela fait de lui le monarque le plus riche du monde (4).
Le roi s’est également retrouvé dans l’embarras lorsqu’on a appris que pendant la pandémie de COVID-19, ce dernier s’était réfugié dans un luxueux hôtel d’Allemagne en compagnie de 20 concubines (5). De nombreux détails embarrassants concernant sa vie privée ont également fait sourciller bien des Thaïlandais dans les dernières années (6). La dissolution du parti Nouvel Avenir, « Anakhot Mai », a aussi poussé les jeunes vers la rue, puisque le parti était très populaire auprès de la jeunesse. Le parti proposait d’ailleurs une modernisation et une démocratisation de la politique thaïlandaise (7).
La monarchie au centre du nationalisme thaï
Pour expliquer la place que prend la monarchie au sein du nationalisme thaï, il faut se pencher sur le rôle qu’a joué Sarit Thanarat, premier ministre au tournant des années 1960. C’est lui, accompagné d’un réseau influent de royalistes, qui a institué l’importance de la monarchie dans le nationalisme thaï, car c’était l’institution toute désignée pour préserver l’indépendance de la Thaïlande face aux idées occidentales, notamment en proposant une démocratie à la thaïe (8). C’est lui aussi qui a renforcé les lois de lèse-majesté (9).
Durant cette période, le roi va acquérir tout son bagage religieux, notamment par le syncrétisme entre des concepts bouddhistes et hindouistes lui conférant une autorité morale supérieure, mais aussi une autorité paternelle face à ses sujets (10). De nombreuses cérémonies royales affichent justement l’importance que prend le bouddhisme. Par exemple, le roi participe à la remise des robes des moines bouddhistes, une cérémonie qui daterait du règne du vénéré roi Ramkhamhaeng (11), ce qui participe d’une part à lier le roi à un passé glorieux, mais aussi avec le bouddhisme, pratiqué par près de 95% de la population (12).
Depuis les années 1970, une nouvelle conception du nationalisme thaï s’est développée reprenant des thèmes adoptés quelques décennies plus tôt par le roi Rama XI. Ainsi, à « nation, religion, monarchie » on a greffé l’idée d’une démocratie dirigée par le roi (13). Le monarque, de par son importance dans la définition du nationalisme thaï, s’accapare ainsi une loyauté de plus en plus grande dans la population, tout en s’arrogeant aussi la démocratie (14).
Un espace pour un nouveau nationalisme?
Les manifestations actuelles qui frappent la Thaïlande apparaissent alors comme une conséquence de la crise de légitimité qui secoue la monarchie. Cette remise en doute par la jeunesse thaïlandaise de la place que la royauté occupe actuellement pourrait permettre d’ouvrir l’espace nécessaire à une refonte du nationalisme thaï. Or, si la jeunesse semble être prête pour un renouveau du nationalisme, celui-ci ne se fera pas sans le soutien de l’armée. Mais l’armée tient aussi sa force de son instrumentalisation de la monarchie. La vie politique thaïlandaise étant monopolisée par les militaires et les royalistes, l’espace pour un changement dans la conception du nationalisme va se poursuivre dans la rue, jusqu’à temps que l’armée considère qu’il est maintenant à son avantage de se rallier à la population.
(1) Sebastian Strangio, 2021, « With Severe Sentence, Thailand Deepens Its War on Critics of the Monarchy », https://thediplomat.com/2021/01/with-severe-sentence-thailand-deepens-its-war-on-critics-of-the-monarchy/
(2) Hannah Beech et Muktita Suhartono, 2021 « Thailand Targets Pro-Democracy Protesters in Sweeping Legal Dragnet »
(3) Pavin Chachavalpongpun, 2020, « Constitutionalizing the monarchy », p.165
(4) Ibid.
(5) Kate Ng, 2020, « Coronavirus: Thai King Self-Isolates in Alpine Hotel with Harem of 20 Women amid Pandemic »
(6) Richard Bernstein, 2020, « Thailand’s playboy king isn’t playing around »
(7) Cyrielle Cabot, 2020, « Les manifestations en Thaïlande en cinq points »
(8) Jack Fong, 2009, « Sacred Nationalism: The Thai Monarchy and Primordial Nation Construction », p. 687
(9) Ibid, p. 688
(10) Ibid
(11) Ibid, p.689
(12) CIA Factbook, « Thailand »
(13) Stithorn Thananithichot, 2011, « Understanding Thai Nationalism and Ethnic Identity », p. 26
(14) Ibid.
Bibliographie
- Beech, Hannah et Muktita Suhartono. 1er février 2021, « Thailand Targets Pro-Democracy Protesters in Sweeping Legal Dragnet », The New York Times, https://www.nytimes.com/2021/02/01/world/asia/thailand-protests.html
- Bernstein, Richard. 24 janvier 2020, « Thailand’s playboy king isn’t playing around » https://www.vox.com/2020/1/24/21075149/king-thailand-maha-vajiralongkorn-facebook-video-tattoos
- Cabot, Cyrielle. 3 novembre 2020. « Les manifestations en Thaïlande en cinq points », Asialyst, https://asialyst.com/fr/2020/11/03/thailande-manifestations-democratie-monarchie/
- CIA Factbook. « Thailand ». Page consultée le 12 mars 2021. https://www.cia.gov/the-world-factbook/countries/thailand/
- Fong, Jack. 2009. « Sacred Nationalism: The Thai Monarchy and Primordial Nation Construction », Journal of Contemporary Asia 39 (no 4) : 673-696.
- Ng, Kate. 29 mars 2020. « Coronavirus: Thai King Self-Isolates in Alpine Hotel with Harem of 20 Women amid Pandemic », The Independent, https://www.independent.co.uk/news/world/europe/coronavirus-thailand-king-maha-vajiralongkorn-grand-hotel-sonnenbichl-german-a9431936.html.
- Strangio, Sebastian. 20 janvier 2021, « With Severe Sentence, Thailand Deepens Its War on Critics of the Monarchy », The Diplomat, https://thediplomat.com/2021/01/with-severe-sentence-thailand-deepens-its-war-on-critics-of-the-monarchy
- Thananithichot, Stithorn. 2011. « Understanding Thai Nationalism and Ethnic Identity », Journal of Asian and African Studies 46 (no 3) : 250–263.