L’improbable démocratisation de l’Indonésie

Avec la montée de l’autoritarisme et d’un islamisme politique virulent en Asie du Sud-Est, l’Indonésie – l’une des très rares démocraties du monde musulman – vient d’opter encore une fois pour la voie démocratique en réélisant le candidat « modéré » Joko Widodo.

Avec plus de 260 millions d’habitants, l’Indonésie est aujourd’hui la troisième plus grande démocratie sur la planète. Dans une région ou ce système est loin d’être la norme, comment est-ce que l’Indonésie est-elle parvenue à se démocratiser ?

Est-elle en mesure de résister à la montée du populisme ?

Un classement des plus grandes démocraties au monde par nombre d’électeurs (2014)

Les racines de la démocratie indonésienne : entre « démocratie dirigée » et dictature militaire

Bien que la volonté d’établir un État démocratique existe en Indonésie depuis son indépendance, l’archipel n’a transitionné vers ce système politique qu’en 1998 après la chute du régime de Suharto (Caouette 2018).

Suite à l’indépendance de l’Indonésie vis-à-vis des Pays-Bas en 1945, une nouvelle constitution est prononcée. Le président Sukarno énonce les cinq principes (Pancasila) sur lesquels l’idéologie politique indonésienne sera construite : La croyance en Dieu, une humanité juste et civilisée, l’unité indonésienne, la démocratie sous la direction de consultation représentative et la justice sociale pour tous les peuples de l’Indonésie (Britannica 2020).

En 1959, la « démocratie dirigée » entre en vigueur. Ce changement marque le retour à un système politique autoritaire qui concentre le pouvoir dans les mains de la branche exécutive (Cayrac-Blanchard 1997). Pour illustrer, seul le Président -détenteur du pouvoir executif- peut nommer les ministres qui à leur tour ne sont responsable que devant lui.  Qui plus est, le Président n’est responsable que devant l’Assemblée de délibération du peuple (MPR). Seulement, celle-ci ne se réunit que tous les 5 ans pour désigner le Président et le Vice-Président (Cayrac-Blanchard 1997).

Cela dit, il est important de souligner l’impact qu’a eu cette période sur la future démocratie indonésienne. D’abord, l’établissement du Pancasila comme fondation idéologique sur laquelle la future démocratie indonésienne reposera. Ensuite la mise en place d’organismes bureaucratiques théoriquement capable d’organiser et de mener à termes de futurs scrutins (Magnis-Suseno 2006).

En 1965, la  » démocratie dirigée  » de Sukarno s’écroule à la suite d’une période marquée d’instabilité politique. Un coup d’État militaire voit le Général Suharto prendre les règnes de l’archipel et mettre en place « l’ordre nouveau » (Cayrac-Blanchard 1997). Là encore, les cinq principes de la Pancasila ont servi d’idéologie politique et de symbole de l’unité nationale. La réadoption de cette idéologie est venue apaiser les inquiétudes des nationalistes laïcs et d’un nombre conséquent de musulmans javanais, imprégnés de croyances antérieures à la venue de l’islam, qui n’étaient pas pratiquants au point de désirer un État musulman (Cayrac-Blanchard 1997).

Durant ces années de tumultes, le « régime militaire » de Suharto s’est transformé en un système politique qui a vu l’ancien général s’affirmer comme étant un président absolu dont le style de gouvernement peut être comparé à celui d’un ancien sultan javanais (Cayrac-Blanchard 1997). Toutefois, les crises économiques qui se sont succédées vers la fin des années 90 ont mené à une érosion du pouvoir de l’ancien général ce qui a ultimement mis fin à son régime.

Naissance et recul de la nouvelle démocratie

En 1999 Baharudin Habibie, le successeur de Suharto ouvre la porte à la démocratie. Ainsi, la liberté de la presse a été rétablie, plus d’une centaine de partis politiques ont été enregistrés et les militaires se sont officiellement désengagés de la politique (Magnis-Suseno 2006). De plus, la constitution de 1945 a été revue et un code des droits de l’homme a été instauré (Magnis-Suseno 2006).

Plus de deux décennies après la chute de Suharto, la démocratie en Indonésie est normalisée. Les sept élections subséquentes ont amené les Indonésiens à la pratique régulière de la démocratie (Madinier 2019). Le tissu national du pays s’est avéré être plus résilient que beaucoup ne le craignait (Magnis-Suseno 2006) et les premiers efforts de démocratisation entamés en 1945 ont servi de fondation au système politique présent.

L’élection indonésienne en chiffres (Source Lowy Institute)

Toutefois, la démocratie indonésienne est loin d’être immunisée à la vague d’autoritarisme qui progresse dans la région. Car si les élections présidentielles, législatives et régionales ont bien été organisées depuis 1999, les libertés individuelles semblent reculer devant la montée de mouvements populistes islamistes, souvent homophobes, anti-chinois et anti-chrétiens. L’un des exemples les plus infâmes demeure sans doute l’emprisonnement de l’ancien maire de Jakarta – un Indonésien chrétien d’origine chinoise – sous accusation de blasphème contre le Coran (Caouette 2018). Qui plus est, une série de mobilisations anti-chinoises et anti-chrétiennes organisées par le Front de défense islamique – un groupe associé à des anciens militaires du régime de Suharto – font craindre la réémergence de figures politiques associées à l’ancienne dictature militaire.

Outre la montée de l’islamisme autoritaire, l’oligarchie née sous « l’ordre nouveau » a su profiter du tournant démocratique et a confisqué l’essentiel des bénéfices du remarquable boom économique que l’archipel a connu. Selon Oxfam, le poids de cette classe sociale contribue à l’existence d’importantes disparités économiques qui font de l’Indonésie le sixième pays le plus inégalitaire sur la planète (Madinier 2019).

Cette élite qui menace les acquis démocratiques – arrachés suite aux manifestations de 1998 – demeure la plus grande entrave au progrès politique du pays (Philip 2019). Il est difficile de concevoir que la démocratie progressera au sein de l’archipel sans que le pays ne passe par une épuration de l’oligarchie militaire.

Bibliographie

Britannica. 2020. « Pancasila ». En ligne. https://www.britannica.com/topic/Pancasila. Page consultée le 9 février 2020

Caouette, Dominique. 2018. « Vents d’autoritarisme sur l’Asie du Sud-Est ». Relations 796 : 35-37.

Cayrac-Blanchard, Françoise. 1997. « Indonésie : autoristarisme, développement et démocratie. » Revue d’études comparatives Est-Ouest 28 : 209-227

Madinier, Rémy. 2019. « L’Indonésie, une démocratie menacée ? ».  Études (avril) : 19-32.

Madinier, Rémy. 2019. « L’Indonésie choisit la démocratie ». En ligne. https://www.monde-diplomatique.fr/2019/06/MADINIER/59960. Page consultée le 11 février 2020.

Magnis-Suseno, Franz. 2006. « Une nouvelle démocratie en Indonésie ». Études 404 : 441-451

Philip, Bruno. 2019. « La démocratie indonésienne en question ». En ligne. https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/10/28/la-democratie-indonesienne-en-question_6017145_3232.html. Page consultée le 15 février 2020;

 

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