Le Cambodge vécut l’expérience du régime Khmer rouge de 1975 à 1979. Cela prit cependant jusqu’en 1998 pour que la guerre civile qui suivit la chute du régime s’arrête. Pol Pot et les Khmers rouges instaurèrent pendant 4 ans un régime de terreur, se réclamant de l’idéologie communiste dans leur nouveau « Kampuchéa démocratique ». Le massacre de plus d’environ 1,7 millions de personne selon les plus récents chiffres s’opéra en grande partie sous le couvert de motivations officielles de préservation du régime. On pourrait se laisser convaincre qu’il ne s’agit là que d’une autre dérive d’un régime communiste trop autoritaire. Toutefois, si l’on se penche sur la proportion de personnes tuées par le régime en quatre ans (17-30% de la population) face aux autres pays communistes ayant connu de grandes purges (U.R.S.S : 8% en 35 ans, Chine maoïste : 7-12% en 30 ans), on est dans un autre registre. (Margolin, 2003) L’orthodoxie communiste seule ne peut avoir motivé un tel bain de sang. Il devient alors intéressant de se pencher sur les autres facteurs, internes comme externes, possibles de ce massacre.
La pression extérieure
Le régime du Kampuchéa démocratique fut controversé au sein même de la communauté internationale communiste. Tout en condamnant les crimes commis par le régime khmer rouge, plusieurs partis communistes asiatiques dont le Parti communiste de l’Inde, le Parti communiste de l’Inde marxiste et le Parti communiste du Japon, se sont positionnés en hostilité avec ce régime qui n’a, selon eux, « rien de commun avec le socialisme » Ils considèrent également que le Kampuchéa de Pol Pot constitue une menace réelle à son voisin socialiste, le Vietnam. Ce dernier envahira d’ailleurs le Cambodge en 1979, mettant fin au régime khmer rouge à Phnom Penh. (Leclerc et Zins, 1982, p : 473). Ce manque de support de la communauté qu’il considère comme sa famille politique peut avoir joué dans la balance. Face à des pressions diplomatiques (et militaires dans le cas du Vietnam) externes constantes, il est possible de considérer que le régime khmer rouge se soit senti poussé à assurer sa légitimité en tant que régime fort.
Logique de guerre
Né dans un esprit de guerre civile et sans cesse en conflit armé avec son voisin vietnamien, le Kampuchéa démocratique évoluait dans une logique de guerre totale. Le régime khmer rouge était sans cesse plongé dans un esprit fondamentalement guerrier. Plus que dans n’importe quel autre pays communiste l’armée constituait un pilier majeur du système politique, omniprésente à la fois dans l’État et dans le Parti. La population était divisée en « brigades » et en « unités mobiles » que l’on envoyait aux champs et aux chantiers avec une discipline punitive militaire. Ce vocabulaire militaire était partout et la hiérarchisation qui en découlait était très forte. (Margolin, 2003). Cette militarisation de l’exercice du pouvoir par les khmers rouges a certainement contribué au constant discours de lutte contre un ennemi de la révolution. Tant externe qu’interne. Qui était cet ennemi? S’il y avait des traîtres, qui étaient-ils?
Les cibles
Une des décisions emblématiques du régime khmer rouge fut d’évacuer les villes du pays afin de faire travailler la population dans les champs et les grands chantiers d’infrastructures. Le peuple des villes, ou « nouveau peuple » désigné par le régime, traité comme des prisonniers de guerre et coupés du reste de la population fut persécuté pour plusieurs raisons. La plus plausible ferait référence au statut économique (généralement plus riche), ethnoculturel (souvent non-Khmer) et souvent plus éduquée de la population urbaine. Ce dernier aspect ayant été poussé jusqu’à certaines aberrations d’ailleurs, comme le fait de devenir une cible du régime par le fait même de porter des lunettes et d’être classé comme un « intellectuel ». Traités comme des ennemis de la révolution, enfermés en grand nombre dans des camps de la mort, ils furent les victimes d’une dialectique révolutionnaire anti-élite et ethnocentrée qui ne se révélera pas tout à fait cohérente, d’autant plus que les populations paysannes subirent également de nombreuses persécutions. (Margolin 2003).
Que penser de ce régime?
Évoluant dans une logique de guerre constante, ciblant le peuple tout azimut pour effectuer du travail forcé, se faisant rejeter par les membres de sa famille politique autoproclamée à l’international, le Kampuchéa démocratique est véritablement un cas complexe à des fins d’analyse. Le régime de Pol Pot était-il communiste? Certes la collectivisation, la rééducation, les arrestations arbitraires, la propagande d’État, tout cela peut se retrouver dans des régimes communistes comme l’U.R.S.S. ou la Chine. Mais, comment expliquer encore une fois ces débordements inhumains de la violence d’État menant à un des pires massacres de l’Histoire moderne? L’isolement face au monde, communiste et en général, semble être une piste intéressante. La justification de ces moyens meurtriers ne peut résider dans l’idéologie, en vertu des comparaisons avec les autres régimes communistes. Il existe en revanche des facteurs qui peuvent avoir contribués à cet isolement. (Margolin 2003).
La faiblesse du régime en est un. Les Khmers rouges ne disposaient pas d’un appui populaire comparable à celui vu au Vietnam ou dans d’autres pays où le communisme s’était instauré à la suite d’une révolution populaire, et souvent nationaliste. Il s’agit également d’un régime tardif dans le monde communiste, qui donnait l’impression d’être improvisé, d’où le possible rejet à l’international. (Margolin, 2003).
Cet isolement de tous les côtés eut certainement un rôle à jouer dans la radicalisation de l’idéologie kampuchéenne. À penser que la menace de tomber aurait fait basculer les khmers rouges dans une aliénation meurtrière, se sentant obligés d’asservir leur pouvoir et de ne laisser aucune place à la dissidence. Le communisme n’est probablement pas la raison de cet épisode sombre de l’Histoire cambodgienne, mais bien les lubies d’un dirigeant et de son groupe, endoctrinés dans leur propre paranoïa.
Bibliographie :
1 : Benaiche, L. (2012). La détention dans le Kampuchéa démocratique. Un modèle communiste paroxystique?. Moussons. Recherche en sciences humaines sur l’Asie du Sud-Est, (20), 121-140.
2 : Leclerc, J., & Zins, M. J. (1982). Cambodge, Afghanistan et. quelques partis communistes d’Asie. Revue française de science politique, 32(32), 473-493.
3 : Margolin, J. L. (2003). Le Cambodge des Khmers rouges: de la logique de guerre totale au génocide. Vingtieme siecle. Revue d’histoire, (1), 3-18.