Laurence Choquette Loranger
L’histoire du Vietnam a profondément été influencée par les trajectoires des réseaux de drogues, les clichés qui s’y rattachent et les décisions politiques qui en ont découlé. Le pays a d’abord connu l’impact des routes de l’opium et du développement du Triangle d’Or. Avec l’occupation américaine, la présence de la drogue au Vietnam s’est accrue à un point où elle a même donné naissance au mythe d’une armée de toxicomanes. Pendant la Guerre froide, le Vietnam a également connu une sévère guerre contre la drogue. Ce blogue tentera donc de montrer la place qu’a occupée le cannabis dans l’histoire récente du Vietnam jusqu’à aujourd’hui. La dernière partie se concentrera sur l’état actuel du cannabis au Vietnam, soit son statut légal, son niveau de popularité auprès de la population et les démarches concernant sa légalisation.
Comparativement à d’autres pays de la région comme le Laos, la Birmanie et la Thaïlande, qui constituent le Triangle d’Or, et la Chine, le Vietnam n’a jamais été considéré comme un majeur producteur d’opium[1]. Autorisée par le gouvernement jusqu’en 1992, la production locale était largement destinée à l’usage médical traditionnel[2]. C’était toutefois l’un des pays exportateurs de drogue, surtout de la marijuana en provenance du Laos, vers les côtes maritimes et puis vers les États-Unis[3]. Avec la Guerre froide, et la présence américaine sur son territoire, le trafic de drogue sur le territoire vietnamien s’est accru. Le commerce de narcotique, particulièrement celui de l’opium, était un moyen très lucratif de financer les activités militaires dans la région. La CIA a donc participé activement à la production de narcotiques et à sa distribution, notamment dans des villes comme Saigon et Bangkok qui étaient les principaux lieux de consommation[4].
Cela a d’ailleurs donné naissance au mythe de l’armée accro à la drogue. Dans les années 60, les médias américains ont largement couvert l’idée populaire comme quoi les militaires envoyés au Vietnam durant la guerre consommaient de la drogue au point de réduire l’efficacité des troupes sur le terrain[5]. En 1968, le Washingtonian Magazine a publié un article, jugé exagéré, de John Steinbeck qui estimait que 75% des soldats consommaient de la marijuana régulièrement. Il affirmait également que le cannabis était très facile à trouver au Vietnam et très peu couteux. Les soldats s’en servaient notamment pour les aider à faire face aux horreurs de leur quotidien. Cette idée a même été reprise par le cinéma hollywoodien avec des films comme « Apocalypse Now » et « The Stone Killer ». Les médias ont contribué à tracer l’image du « Nam Junkie » qui a largement été instrumentalisé politiquement. Les débats publics, particulièrement au sein du mouvement antiguerre, ont pointé l’alliance entre la CIA et les chefs militaires de la région du Triangle d’or impliqués dans le trafic de stupéfiants[6]. L’échec de la guerre du Vietnam était même publiquement lié à l’inefficacité des militaires drogués[7].
En réponse à cette controverse, le gouvernement américain décida d’entreprendre une véritable guerre contre la drogue sur son territoire et à l’extérieur de ses frontières. Entre 1969 et 1974, plus de 20 000 sites de culture de l’opium, ainsi que de 18 000 champs de marijuana ont été détruits principalement par pulvérisation de défoliants herbicides[8]. En 1974, les estimations de l’administration américaine relevaient que 92% des soldats déployés au Vietnam consomment de l’alcool, 69% de la marijuana, 38% de l’opium, 34% de l’héroïne, 25% des amphétamines et 23% des barbituriques[9]. Des tests de dépistages ont été instaurés auprès des militaires. En 1995, le Vietnam a été classé par les États-Unis comme « pays de transit majeur » des drogues[10]. L’administration américaine a donc mis sur pieds une véritable politique de contrôle de la drogue, toutefois elle était souvent intégrée aux objectifs géostratégiques de la Guerre froide et servait un programme diplomatique plus large comme le renforcement des dictatures militaires et de la subversion sociale jugée menaçante pour les intérêts américains.
En ce qui concerne la consommation réelle de marijuana des Vietnamiens, il semblerait que celle-ci soit relativement répandue. En 1995, un observateur de l’OGD rapporte « qu’à Ho Chi Minh-Ville, le cannabis est cultivé et entretenu dans un grand nombre de jardins publics. À Hanoï, les jeunes gens fument dans ces jardins en jouant au mah-jong. L’herbe est en vente dans toutes les petites boutiques, dans des emballages de cigarettes proposés au prix d’un demi-dollar (les vrais paquets de tabac coûtent quelque huit dollars). »[11].
Malgré que le cannabis soit largement consommé par la population et que la police soit habituellement tolérante, le système juridique vietnamien ne permet pas la production, vente et possession de toute forme de produits à base de cannabis[12]. La question de la légalisation du cannabis ne semble pas à l’agenda politique pour l’instant, même si la Thaïlande a déjà légiféré en faveur de la légalisation. Aucun mouvement populaire en faveur d’un tel changement n’a été reporté dans les médias internationaux récemment. Le laisser-faire des autorités ne semble donc pas causer problème jusqu’à maintenant. Il serait intéressant de comprendre pourquoi le gouvernement vietnamien se ferme les yeux sur la situation tout en n’adoptant pas de loi permettant d’encadrer l’usage de la marijuana. Un changement d’attitude ou une rectification des lois est cependant à prévoir dans les prochaines années considérant les divers mouvements pro-légalisation dans la région et ailleurs dans le monde.
[1] Observatoire géopolitique des drogues. 1997. « Vietnam », Réseau Voltaire, [En ligne], consulté le 12 avril 2019, www.voltairenet.org/article7423.html.
[2] Ibid.
[3] Dassé, Marital. 1991 « Les réseaux de la drogue dans le Triangle d’or », Cultures & Conflits [En ligne], consulté le 12 avril 2019, http://journals.openedition.org/conflits/111.
[4] Chouvy, Pierre-Arnaud. 2003. « Le Triangle d’Or : les fondements géohistoriques des chemins de la drogue », Outre-terre – Revue française de géopolitique, N° 6, pp. 219-235.
[5] Kuzmarov, Jeremy. 2009. «The Myth of the Addicted Army: Vietnam and the Modern War on Drugs », University of Massachusetts Press, JSTOR, www.jstor.org/stable/j.ctt5vk836.
[6] Ibid.
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Kamienski, Lukasz. 2016. «Shooting Up: A Short History of Drugs and War». New York, NY: Oxford University Press.
[10] Ibid. Observatoire géopolitique des drogues (1997).
[11] Ibid.
[12] Cannabis Info. 2019 « Statut légal du cannabis au Vietnam ». [En ligne], Consulté le 12 avril 2019. https://www.cannabis.info/fr/blog/statut-legal-vietnam