Par Mariana Morales
La conception occidentale que l’on a de la Guerre du Vietnam a été largement façonnée, au moins dans une certaine mesure, par le regard unilatéral porté sur le « côté » occidental du conflit. Il semble exister un manque d’intérêt –que cela soit dû à une lacune de sources historiques ou à une réelle indifférence de la part de l’Occident– pour le « côté » vietnamien de cette guerre. C’est ainsi que le travail de l’artiste vietnamien américain (!) Dinh Q Lê semble répondre à cette problématique en apportant un regard vietnamien dans la scène occidentale. En effet, son exposition « Light and Belief : Voices and Sketches of Live from the Vietnam War »[1] est le point de départ d’une réflexion sur le rôle de l’art politisé au Vietnam.
Light and Belief (fig. 1) est composé des 102 dessins originaux provenant de la collection personnelle de l’artiste Dinh Q Lê. Ces dessins ont été créés par des artistes-soldats du nord du Vietnam pendant la Guerre du Vietnam (1955-1975). L’exposition comporte également un documentaire réalisé en collaboration avec Lê qui comprend des entrevues avec certains artistes-soldats encore en vie.[2] Les artistes-soldats vietnamiens étaient engagés dans le mouvement de résistance contre le pouvoir colonial français, et plus tardivement américain, à partir des années 1945.[3] Cette année marque la fin de la Deuxième Guerre mondiale, mais ce n’est que le début d’un long combat « à la fois de résistance et de construction étatique »[4] pour le Vietnam. C’est dans ce processus de construction d’un État moderne que la vision de la guerre dépeinte dans ces dessins devient une lentille à travers laquelle il est possible de déceler la perspective vietnamienne de la guerre.
En effet, ces dessins, contrairement à ce que l’on peut « espérer », ne représentent pas un combat violent.[5] Ils sont plutôt des représentations banales de l’effort de guerre par exemple, le portrait d’un soldat engagé dans l’entretien d’une arme ou simplement des paysages. Cette façon « pacifique » de dépeindre la guerre, en contraste avec celle assez explicite en Occident, est au service des idéologies et des buts précis.
Les artistes-soldats étaient affiliés au Parti communiste indochinois, « la force motrice de la République démocratique du Vietnam ».[6] Certains formés en tant qu’artistes pendant l’époque coloniale à l’École des Beaux-Arts d’Indochine, d’autres encore en formation à l’École des Beaux-Arts de Hanoi en 1945 et quelques-uns recrutés directement sur le terrain. Leur mission principale était la documentation de la guerre.[7] Cependant, ils ont fait bien plus que cela. En effet, la construction de cette représentation de la guerre opère implicitement dans le discours nationaliste vietnamien et anticolonialiste. « Le temps était venu, déclarait solennellement le Parti [communiste indochinois], […] de mobiliser toutes les forces mobilisables, les jeunes et les vieux, les hommes et les femmes, ainsi que toutes les ressources nationales. »[8] En outre, ces dessins ont été utilisés pour créer une représentation romancée de la guerre afin de mobiliser le peuple vietnamien au profit de la résistance ainsi qu’à la construction d’une identité vietnamienne à travers les portraits de soldats fidèles à la cause indépendantiste. C’est pour cette raison que les artistes-soldats étaient « encouragés à infuser leurs dessins avec l’esprit de la révolution. »[9]
Bref, ce corpus artistique peut être utilisé comme source historique[10] pour analyser cette période de l’histoire du Vietnam. Dans cette perspective, on constate que l’art s’étend au-delà du monde artistique vers le domaine politique et historique. Ces dessins aident à la fois à remplir la lacune de sources historiques de la région sud-est asiatique en Occident et à souligner la pertinence de porter un regard sur l’art politisé de l’Asie du Sud-est. Finalement, le travail de l’artiste Dinh Q Lê représente bien plus qu’une simple exposition d’art : c’est également une forme de ré-appropriation et de dissémination d’oeuvres d’art qui permettent une interprétation de la perspective vietnamienne du conflit. On peut conclure qu’en construisant une image non violente de la Guerre du Vietnam, les dessins ont rempli le rôle de propagande au service du Parti communiste indochinois. Ainsi, ils ont été créés à l’image de leur ambition: la construction d’un État moderne et indépendant.
[1]L’exposition a eu lieu en Allemagne en 2012 dans le cadre d’une plus grande exhibition d’art : dOCUMENTAL (13).
[2] Plusieurs œuvres sont accessibles dans le site internet d’Art Basel et ses informations proviennent de la description d’une de ses œuvres. https://www.artbasel.com/catalog/artwork/33844/Dinh-Q-L%C3%AA-Light-and-Belief-Sketches-of-Life-from-the-Vietnam-War-detail (Consulté 14 février 2019)
[3] Taylor, Nora A. 2017. « Re-authoring images from the Vietnam war: Dinh Qi Lê’s “Light and Belief” installation at dOCUMENTA (13) and the role of the artist as historian » South East Asia Research 25 (1): 47-61.
[4] Goscha, Christopher E. 2011. Vietnam : un État né de la guerre, 1945-1954, Paris : Armand Collin, p. 10.
[5] En comparaison avec par exemple la photographie du photojournaliste américain Eddie Adams, diffusée dans l’ensemble des États-Unis, qui montre le chef de la police nationale sud-vietnamienne pointait son arme sur la tête d’un membre du Front national de libération du Sud-Vietnam.
[6] Goscha, 2011; p. 7.
[7] Taylor, 2017; p. 55.
[8] Goscha, 2011; p. 7.
[9] Taylor, 2017; p. 55.
[10] Il y a certainement un débat à faire sur la véracité des dessins
Figure 1. Dinh Q Lê, Light and Belief: Sketches of Life from the Vietnam War (vue de l’installation), 2012. Photo: Site internet d’Art | Basel
BIBLIOGRAPHIE
Blanchon, Flora (dir.). 2008. La Question de l’Art en Asie Orientale, Presses de l’Université Paris-Sorbonne
Devillers, Philippe 1962. « The Struggle for the Unification of Vietnam » The China Quarterly (9): 2-23.
Girard-Geslan, Maud, Marijke J. Klokke et al. 1994. L’Art de l’Asie du Sud-Est, Éditions Citadelles & Mazenod
Goscha, Christopher E. 2011. Vietnam : un État né de la guerre, 1945-1954, Paris :Armand Collin.
Prost, Antoine 2010. Douze leçons sur l’histoire, Éditions du Seuil.
Taylor, Nora A. 2017. « Re-authoring images of the Vietnam War: Dinh Q Lê’s “Light and Belief” installation at dOCUMENTA (13) and the role of the artist as historian » South East Asia Research 25 (1): 47-61.