Par James Boyard
De nombreux transitologues et consolitologues, tels Sebastian Mazzuca (1) , Barington Moore (2) et Magaret Somers (3), partagent l’idée que l’engagement social et politique des membres des classes moyennes à travers des mouvements associatifs est un élément primordial dans la promotion de la démocratie. En suivant donc l’exemple de l’Amérique latine où la société civile s’est d’abord développée par opposition aux dictatures, puis en réaction au contexte économique marqué par l’imposition du Consensus de Washington (4), la société civile en Asie du Sud-Est commença à se faire une voie à partir des années 1970.
Toutefois, c’est à la faveur de l’urbanisation, du développement de la classe moyenne et de l’influence culturelle nord-américaine que les mouvements associatifs vont réellement se multiplier un peu partout dans le Sud-est de l’Asie. Mais alors, si ces dynamiques associatives ont en commun le fait d’organiser les contestations contre les dérives des pouvoirs politiques et d’offrir une certaine résistance face à la marchandisation des ressources naturelles au profit d’une élite économique, leur degré d’organisation est très différent d’un pays à d’autres. Dans ce contexte de diversification des modèles ou des stratégies des mouvements associatifs en Asie du Sud-est, la société civile en Indonésie nous parait à la fois surement la moins autonome et la plus fragmentée (5) .
Dans un pays où une grande partie de la population active de la classe moyenne s’adonne aux activités agricoles et plusieurs milliers d’autres sont employés comme main-d’œuvre bon marché dans les principales industries, il n’étonne point que la majorité des mouvements associatifs de la société civile de l’archipel indonésien prennent surtout la forme d’organisations paysannes ou de travailleurs. Toutefois, loin de constituer des plateformes solidaires, cherchant collectivement à contrebalancer, par leur poids et leur synergie, le rôle dominant de l’État et des grandes entreprises privées dans l’orientation des politiques de développement, ces organisations se fractionnent et s’affaiblissent mutuellement par le jeu de la concurrence (6) . En effet, en raison de la polarisation accrue des classes moyennes de la société indonésienne et de l’absence de vision commune au sein de la société civile, une multitude d’organisations se disputent la légitimité de mieux représenter les intérêts de groupes sociaux spécifiques ou de mieux imprégner l’idéal des mouvements de solidarité sociale ou environnementale. Ce phénomène de morcellement qui caractérise principalement les mouvements paysans indonésiens nous permet justement de les classer en quatre catégories d’associations, s’éloignant les unes des autres :
– Les organisations de promotion de réforme agraire : c’est le cas notamment du SPSU (Serikat Petani Sumatera Utara), l’une des plus anciennes organisations paysannes, créée le 3 juin 1994. Plusieurs autres associations se sont également établies dans cette région pendant la dernière décennie, au travers de projets financés par de grandes ONG basées en ville et des bailleurs de fonds étrangers (7) ;
– Les organisations de développement communautaire : au rang de ces organisations paysannes, on distingue notamment, celles s’établissant dans les plaines, au Serdang Bedagai ou au Tapanuli Sud ;
– Les organisations de protection des types d’écosystèmes : elles siègent principalement en bordure de forêt dans le district de Simalungun, ou Perhimpunan Petani Pinggiran Kawasan Hutan ;
– Les organisations de défense des droits des fermiers : certaines, attachées au droit coutumier, travaillent avec les petits propriétaires dans les plateaux de Tapanuli autour du Lac Toba, tandis que d’autres, priorisant les lois agraires de 1960, préfèrent intervenir en faveur des fermiers issus de Malay, du Batak ou de Java dans les plaines de l’Est.
Évidemment, cette dynamique de morcèlement empêche aux mouvements paysans d’affirmer une stratégie commune afin de peser de manière effective dans les décisions de l’État ou de s’opposer de façon crédible face aux grands intérêts industriels négateurs des droits de l’environnement ou qui menacent les intérêts de la classe paysanne.
Parallèlement à ce défaut d’homogénéité de la société civile indonésienne, celle-ci accuse un déficit de dépendance face au pouvoir politique, du fait que certains leaders d’associations manifestent l’ambition d’accéder à des postes électifs au sein de l’appareil d’État (8). En effet, suivant une conception très répandue dans le milieu militant et populaire en Indonésie, l’accession à des fonctions exécutives ou législatives parait le meilleur moyen pour les leaders sociaux d’influencer les politiques publiques. De plus, l’occupation des postes politiques apparaît d’autant plus attrayant aux yeux des militants, qu’ils ont l’avantage d’offrir une rente financière plus intéressante que celle émanant des ONG.
D’un autre côté, alors qu’à l’origine de « l’indonesisation » du concept de société civile, celle-ci se referait à tout ce qui n’est pas l’Etat (9) et devait donc, en tant qu’agent de changement, disposer de son propre « empowerment » ou « pemberdayaan », les rivalités inhérentes à la fragmentation de la société civile indonésienne n’ont pourtant pas mis du temps à conduire certaines associations à s’allier à l’État afin de mettre en échec les objectifs d’autres organisations. A titre d’exemple, le mouvement des femmes a poussé le gouvernement à s’opposer aux pressions exercées par certains groupes musulmans conservateurs visant à décriminaliser la polygamie.
Évidemment, au regard de l’histoire contemporaine de la société civile indonésienne, depuis la période de la « formasi (10)», le principe de l’indépendance des mouvements associatifs ne s’était pas seulement affirmé par opposition à l’État, mais aussi par opposition face au marché. Pourtant, si de nombreuses ONG demeurent toujours les héros de la société civile en Indonésie, en se livrant à un « advocacy », par leur dévouement aux causes humanitaires, sociales, féministes ou environnementales (…), d’autres par contre, se livrent carrément à un « lobbysme » en faveur des intérêts du capitalisme. Dans cette perspective, lorsque ces ONG ne sont pas créées pour capter les financements extérieurs et devenir des relais pour les associations occidentales en mal de partenaires locaux, certaines ONG, une fois devenues captives d’assistance financière étrangère se trouvent obligées de rendre par-là même occasion service à leurs bailleurs de fonds, en faisant échos de leur idéologie ou de leurs intérêts (11) .
En conclusion, parler du phénomène du morcellement et de la dépendance de la société civile indonésienne revient en quelque sorte à mettre l’accent sur les deux principaux problèmes qui risquent de compromettre la survie de la société civile en Indonésie. Ceci dit, le parcours et les stratégies qu’auront à choisir les leaders des mouvements associatifs pour dégager aussi bien un pouvoir de mobilisation qu’un pouvoir d’influence politique détermineront à l’avenir le sens qu’aura le concept de société civile dans les milieux militants et intellectuels en Indonésie. En effet, d’un côté, même si la société civile indonésienne se « conjugue au pluriel », elle doit tout de même arriver à dégager un mécanisme d’articulation et de coordination entre les intérêts et les objectifs des différents groupes sociaux qu’elle représente, pour préserver et consolider un pouvoir de mobilisation sociale. Par ailleurs, bien qu’en fonction de son histoire, la société civile indonésienne est intimement liée à l’histoire même de la constitution de l’État postcolonial, celle-ci, pour rester crédible et authentique, doit néanmoins se distancer de l’État et trouver en elle ses propres capacités d’influence politique.
Notes et Références:
(1) Sebastian Mazzuca. 2010. « Access to Power Versus Exercise of Power Reconceptualizing the Quality of Democracy in Latin America ». Comparative International Development, 45 (no3):334-357.
(2) Barington Moore. 1966. Social Origins of Dictatorship and Democracy: Lord and Peasant in the Making
of the Modern World. Boston, MA: Beacon Press.
(3) Magaret Somers. 1993. « Citizenship and the Place of the Public Sphere : Law, Community, and Political Culture in the Transition to Democracy ». American Sociological Review, 58 (no 2) : 587-620.
(4) Jeanne Plancher. 2007. Société civile : un acteur historique de la gouvernance. Paris : Charles Leopold Mayer .
(5) Goerge Junus Adjidjondro (2008), « Indonésie : mouvements sociaux fragmentés, sous la coupe de l’État », Alternative Sud, 14 (no 4).
(6) Ibid
(7) Ibid
(8) Ibid
(9) Raillon François. 2002. « À la racine de l’herbe : les infortunés de la société civile en Indonésie », Revue internationale de Politique comparée, 9 (no 2) : 245-259.
(10) Reformasi, littéralement “réforme”, désigne la période de dégel et d’ajustement profond commencée au lendemain de la chute de Soeharto. Par extension, le vocable se réfère aux mouvements réformistes ou radicaux qui s’en réclament.
(11) Ibidem