Les Boat People Vietnamiens : un exemple pour la crise migratoire actuelle ?

Par Matt Jagger

Les tragédies actuelles trouvent souvent échos avec celles du passé, à l’image de ces milliers de personnes tentant aujourd’hui de traverser, sur des embarcations souvent précaires, la mer Méditerranée pour atteindre l’Europe, tout comme le firent 40 ans auparavant de nombreux Vietnamiens fuyant leur pays. On ne peut que constater les similitudes – mais aussi les divergences – entre ces boat people vietnamiens, qui avaient suscité une vague de compassion en Europe et en Amérique, et les migrants méditerranéens. Outre ce que la situation de ces exilés révèle sur la politique d’ouverture progressive économique du Vietnam, quels enseignements tirer de cette crise migratoire passée, en parallèle avec celle d’aujourd’hui ?

Catholiques du tonkin

Évacuation en 1954 de catholiques Vietnamiens de Bui Chu, un diocèse du Nord Vietnam.

Le Vietnam est un pays qui a connu, depuis la fin de la seconde Guerre Mondiale, de nombreux mouvements de populations internes et externes, en grande partie liés aux guerres, puis à l’autoritarisme du régime de Hanoï. Dès les accords de Genève de 1954 et la fin de l’Indochine française commencent les premiers mouvements migratoires massifs. La scission du pays en deux entités provoque le départ de certaines populations du Nord, devenu communiste, vers le Sud, devenu la République du Vietnam, sous influence américaine. Ainsi, entre 1954 et 1955, une vaste opération navale franco-américaine évacue vers le Sud entre 600 à 800 000 catholiques vietnamiens ou membres de minorités ayant soutenus la France dans la lutte contre le Vietminh (1).

Mais les véritables débuts de ce que l’on va appeler le mouvement des boat people débute en 1975. A cette date, la présence américaine au Vietnam s’est considérablement amenuisée depuis les Accords de Paris de 1973, signés entre les deux Vietnam, et censés établir un cessez-le-feu durable. Dans les faits, le conflit continue, tandis qu’à Washington, le pouvoir est ébranlé suite à l’affaire du Watergate et la démission de Richard Nixon. En cas d’attaque du Nord, le Président Ford ne dispose pas du soutien nécessaire, ni au Congrès ni dans l’opinion publique, pour aider le régime de Saigon. Si tout le monde s’attend à ce que les communistes lancent leurs offensives un jour ou l’autre, personne ne se doute, y compris du côté des dirigeants nord Vietnamiens, qu’il faudrait seulement quatre mois, de janvier à avril, pour annihiler leurs homologues sudistes dans une campagne éclaire (2).

Air america

Un hélicoptère d’Air America, la célèbre compagnie aérienne de la CIA, extrait des réfugiés de Saigon à la fin d’Avril 1975.

La célèbre opération Frequent Wind, montée en catastrophe par les américains pour évacuer leur personnel, les alliées et certains collaborateurs vietnamiens, fut immortalisée par des clichés marquant définitivement la défaite des États-Unis. Plus de 5600 personnes ont été évacuées en cette fin avril (3), 143 000 en tout depuis le début de l’année 1975 (4). Et pourtant, ce chiffre semble dérisoire face aux véritables boat people, qui vont fuir principalement par mer, dans des conditions difficiles, ou par terre, par le biais des pays voisins, et qui seront logés dans des camps insalubres (5). Car si lors de la prise de la République du Vietnam, l’instauration du régime « socialiste » se fit relativement sans heurt, une répression ne tarda pas à s’installer dans les années qui suivirent, faisant autour de 65 000 victimes (6).

Si un nombre croissant de Vietnamiens quittent leur pays à la fin des années 70, c’est en partie à cause de la situation économique catastrophique, aggravée par l’intervention armée au Cambodge voisin(7), ainsi que par l’aveuglement des dirigeants communistes, enfermés dans leur dogmatisme et déconnectés du peuple (8). De fait, nombre d’anciens cadres et combattants anti-coloniaux de la première heure sont mis à l’écart, voire s’exilent eux aussi, comme pour souligner l’échec du régime de Hanoï, qui se perd dans des purges dignes des heures les plus sombres du stalinisme.

Il n’est pas chose aisée de chiffrer le nombre de boat people, éparpillée des États-Unis à la France, en passant par le Canada ou divers pays européens. Selon le Haut-Commissariat pour les réfugiés, on estime à 1 millions le nombre d’exilés entre 1975 et 1991, sans compter les milliers de morts durant les traversées, s’élevant jusqu’à 250 000. Aujourd’hui, ces gens et leurs descendants, que l’on surnomme les Viet Khieu (Vietnamiens d’outre-mer), forment l’une des plus importantes diasporas, avec une population d’environ 3 millions d’individus (9). Bien que les dirigeants communistes aient longtemps hésité sur la politique à tenir face à ceux qu’ils qualifiaient autrefois de « bourgeois » fuyant leur pays, la directive n°36 du Politburo en 2004 a permis de faciliter le retour au pays des exilés et de leurs descendants, qui représentent une source de financement considérable ainsi qu’une main d’œuvre qualifiée, vital dans le cadre de l’ouverture économique du Vietnam (10). Ils se doivent cependant de ne pas remettre en cause le régime ou le gouvernement…

boat people map

Les itinéraires des Boat People.

Si aujourd’hui, il semble y avoir un consensus sur l’intégration des Viet Khieu dans leur société d’accueil, il s’agirait de ne pas être dithyrambique sur le sujet, et de ne pas masquer certaines réalités. Ainsi, certains n’hésitent pas à louer les valeurs confucéennes et de travail de ces populations pour expliquer leur insertion réussie (11).  Dans le cadre actuel de la crise migratoire méditerranéenne, on peut s’interroger sur ce qui a changé entre les boat people d’hier et ceux d’aujourd’hui. Les conditions de voyage, les centaines de noyés, les camps : on ne constate pas de divergences majeures avec ce qu’il se passe actuellement. La différence se situe probablement au sein des pays d’accueil même, et de la perception qu’ils ont de la situation : certes les années 70 marquaient la fin définitive des Trente Glorieuses, mais la situation restait bien moins dramatique qu’elle ne l’est à présent. Et surtout, l’accueil massif de ces Vietnamiens revêtait à la fois un aspect humanitaire, mais surtout politique, puisqu’en pleine Guerre Froide, ces vagues de réfugiés mettaient en cause les réussites des régimes communistes. Ainsi, selon l’ancien ambassadeur du Canada en Thaïlande, Mr. Bild, qui avait eu à gérer le transfert de milliers de réfugiés indochinois de 1979 à 1983, les pays occidentaux auraient largement la capacité de traiter cette crise comme celle des boat people. Des politiques territoriales adaptées, notamment sur la répartition des réfugiés sur tout le territoire, pourraient être aisément mises en place : mais l’opinion publique n’est pas aussi ouverte qu’il y a 40 ans. Le cas des boat people Vietnamiens démontre qu’une coordination internationale pour la répartition des réfugiés permet d’éviter que certains pays portent plus que d’autres le poids de ces nouveaux arrivants. Mais surtout, l’intégration réussie de ces populations, notamment chez les générations nées au sein du pays d’accueil, souligne qu’un grand nombre d’individus issus d’une culture étrangère peut bien s’intégrer, pour peu que les gouvernements s’en donnent les moyens.

Le cas des boat people vietnamiens n’est donc pas à oublier : sans les instrumentaliser dans l’optique de justifier certaines politiques migratoires basées sur des classifications culturelles parfois douteuses (12), prenons plutôt comme exemple la façon dont avait été traitée cette crise, et l’éclairer à lumière des faits présents. Nombreux sont les Viet Khieu à rentrer au pays dans le but d’aider à le développer, tout en conservant des liens avec l’Occident : il s’agit probablement du signe le plus évident de succès, à la fois pour les pays d’accueil, qui ont su leur donner les moyens de rebondir, et pour les politiques de réconciliation nationale au Vietnam.

 BOAT BOAT

(1) Association Amicale Santé Navale d’Outremer, 2013. « L’évacuation des catholiques du Tonkin en 1954-55 ». Bulletin de l’ASNOM n°125, pp 24-30. En ligne : http://www.asnom.org/media/Bulletin_125_Evacuation_Tonkin_1954.pdf (consulté le 6 Juin 2016).

(2) Voir le chapitre Hanoi-Saigon : 1789 kilomètres, dans Todd, Olivier. 2011. La chute de Saigon. Editions Perrin, Paris, pp 32-50.

(3) Ibid, p 602.

(4) http://www.histoire.presse.fr/collections/vietnam-2000-ans/tragedie-boat-people-09-01-2014-81157

(5) Thuy Co Hoang, Caroline. 2005. « La tragédie des boat people : un recul historique ». La diaspora Vietnamienne en Suisse 1975-2005, p 15. en ligne : http://www.cosunam.ch/vietnam/diasporaviet/tragedieboatpeople.pdf (consulté le 6 Juin 2016).

(6) Todd, Olivier. 2011. La chute de Saigon. Editions Perrin, Paris, p 644.

(7) Thuy Co Hoang, Caroline. 2005. « La tragédie des boat people : un recul historique ». La diaspora Vietnamienne en Suisse 1975-2005, pp 11-19. en ligne : http://www.cosunam.ch/vietnam/diasporaviet/tragedieboatpeople.pdf (consulté le 6 Juin 2016).

(8) Des mots mêmes de l’ancien secrétaire du parti communiste Truong Chinh. Todd, Olivier. 2011. La chute de Saigon. Editions Perrin, Paris, p 649.

(9) Jusqu’à 4 millions selon certaines estimations. Voir l’encadré à droite dans Overseas Vietnamese pour les chiffres par pays.

(10) Nga, Phuong. 2014. Les Viet Khieu au cœur des politiques gouvernementales à l’étranger. Le Courrier du Vietnam, en ligne : http://lecourrier.vn/les-viet-kieu-au-c%C5%93ur-des-politiques-gouvernementales-a-letranger/66753.html (consulté le 6 Juin 2016).  Attention, le Courrier du Vietnam est un journal francophone piloté par l’Agence Vietnamienne d’information, et reflète par conséquent les positions du gouvernement Vietnamien, ce qui s’avère néanmoins utile dans le cadre de cet article pour cerner les politiques des autorités vis à vis des Viet Khieu.

(11) Gayral-Taminh, Martine. 2013. « Voyage au bout de la Mer : les boat people en France ». Hommes et Migrations, 1285|2010, pp 171. En ligne : https://hommesmigrations.revues.org/1200 (consulté le 6 Juin 2016).

(12) L’intégration réussie serait le fruit de valeurs confucéennes. Certes, mais les politiques mises en place par les pays d’accueil est un facteur bien plus déterminant.

Bibliographie

Association Amicale Santé Navale d’Outremer, 2013. « L’évacuation des catholiques du Tonkin en 1954-55 ». Bulletin de l’ASNOM n°125, pp 24-30. En ligne : http://www.asnom.org/media/Bulletin_125_Evacuation_Tonkin_1954.pdf (consulté le 6 Juin 2016).

Todd, Olivier. 2011. La chute de Saigon. Editions Perrin, Paris, 748p.

Gayral-Taminh, Martine. 2013. « Voyage au bout de la Mer : les boat people en France ». Hommes et Migrations, 1285|2010, pp 163-171. En ligne : https://hommesmigrations.revues.org/1200 (consulté le 6 Juin 2016).

Nga, Phuong. 2014. Les Viet Khieu au cœur des politiques gouvernementales à l’étranger. Le Courrier du Vietnam, en ligne : http://lecourrier.vn/les-viet-kieu-au-c%C5%93ur-des-politiques-gouvernementales-a-letranger/66753.html (consulté le 6 Juin 2016).  Attention, le Courrier du Vietnam est un journal francophone piloté par l’Agence Vietnamienne d’information, et reflète par conséquent les positions du gouvernement Vietnamien, ce qui s’avère néanmoins utile dans le cadre de cet article pour cerner les politiques des autorités vis à vis des Viet Khieu.

Thuy Co Hoang, Caroline. 2005. « La tragédie des boat people : un recul historique ». La diaspora Vietnamienne en Suisse 1975-2005, pp 11-19. en ligne : http://www.cosunam.ch/vietnam/diasporaviet/tragedieboatpeople.pdf (consulté le 6 Juin 2016).

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