Par Sarah A. Riel
« La Thaïlande est le pays du sourire ; en effet, ses habitants sont réputés pour être souriants en toutes circonstances »[1]; la preuve : la Thaïlande a accueilli 26,7 millions de touristes en 2013[2]. Parallèlement, le tourisme sexuel a rapporté plus de 18 milliards de dollars américains en 1996 [3]. Aujourd’hui, il serait difficile d’évaluer ce chiffre, vu la réticence de l’État thaïlandais à publier de véritables statistiques sur le sujet. C’est tout dire de l’importance d’une prostitution génératrice de profits : qu’en est-il aujourd’hui ? Le tourisme sexuel a reconfiguré certaines dynamiques au niveau du trafic humain et des migrations depuis la crise économique de 1997.
La prostitution était bien présente avant le tourisme. Lors de la guerre du Vietnam, les militaires américains ont été déployés dans les régions avoisinantes pendant plus d’une année. Le gouvernement américain a désigné certaines villes (dont Bangkok) comme sites de Rest and Recreation (R&R), permettant aux troupes de « prendre du bon temps »[4]. L’activité la plus lucrative était la prostitution. Après le départ des troupes américaines au début des années 70, la Thaïlande a énormément investi dans le tourisme (financé à la fois par la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International), en passant par des réaménagements agricoles aux infrastructures urbaines. Toutefois, l’industrie du sexe s’est intensifiée à Bangkok[5]. La concentration de richesses dans la capitale a engendré des disparités économiques entre les régions urbaines et rurales qui ont conduit à des phases successives de migrations internes à Bangkok pour des emplois dans la vente, le travail domestique, le service et la prostitution, attirant une migration féminine[6].
La majorité des prostituées sont âgées entre 12 à 18 ans et sont recrutées dans les zones rurales défavorisées du Nord[7]. Elles ne sont pas toutes recrutées illégalement; certaines étudiantes et employées s’adonnent à la prostitution afin d’augmenter leurs propres revenus ; elles réussissent ainsi à gagner beaucoup plus que si elles faisaient un autre travail[8]. D’autres encore s’y adonnent afin de rapporter des revenus pour la famille restée au village ; elles sont admirées par leurs pairs. Toutefois, la prostitution « s’internationalise » : « En raison de l’ouverture des frontières, de la précarité des ménages, de la guerre et de la pauvreté des voisins, un nombre croissant de filles étrangères s’« installe »[9], dont les Cambodgiennes, les Laotiennes, les Vietnamiennes, les Birmanes et même les Yunnanaises (Sud-Ouest de la Chine), venant remplacées les Thaïlandaises ayant renoncé à y prendre part, de peur du sida. De plus, des femmes blanches et blondes provenant d’Europe orientale ou de Russie arrivent au pays afin de satisfaire la demande d’hommes asiatiques, tandis que les Thaïlandaises partent au Japon, laissant les marchés locaux à bas prix aux autres asiatiques.[10]
En 2014, le gouvernement de Thaksin a voulu s’attaquer au problème de la migration clandestine en renvoyant les personnes déplacées et les travailleurs illégaux du pays. L’enjeu est important car c’est cette immigration qui permet dans une certaine mesure de faire tourner les industries, les secteurs de l’agriculture et de la construction. Si le gouvernement tente d’intervenir autant, c’est qu’il veut s’accaparer des secteurs socio-économiques livrés aux grands groupes multinationaux, dont les Chinois qui investissent massivement dans le pays depuis plusieurs années 11]. Survient le problème de la classification des migrants qui représentent une source inépuisable de revenus pour les entrepreneurs et les trafiquants. D’un côté, les douaniers sont corrompus par les trafiquants et les mafieux qui profitent des frontières pour « déplacer leur marchandise ». De l’autre, il y a le trafic d’enfants, parfois vendus sous contrat par leur famille, enlevés et forcés à l’esclavage sexuel[12].
Alors que la prostitution était illégale en 1996, la loi a été amendée en 2003 afin de formaliser les établissements de divertissement, c’est-à-dire les bars, les clubs, les karaokés et les salons de massage ; toutefois, ils fournissaient des services sexuels hors du site. Cet amendement ne déclare pas explicitement la prostitution illégale.
Lorsque tous ceux qui sont en charge de la loi sont impliqués dans le trafic, il est difficile d’envisager d’appliquer des politiques de répression ou de sensibilisation.
Les sourires des Thaïlandais dissimulent une société traditionnellement soumise au respect de la loi, de l’ordre et du silence[13]. Actuellement, il existe très peu de statistiques concernant le tourisme sexuel, car il est difficile d’évaluer les recettes d’un secteur informel, conditionné à la fois par le Royaume et internalisé par ses habitants. Que dire maintenant des risques associés à la prostitution, dont la toxicomanie et l’épidémie du sida ?
Bibliographie
Bernstein, Elizabether et Elena Shih. 2014. « The Erotics of Authenticity: Sex Trafficking and « Reality Tourism » in Thailand ». Social Politics: International Studies in Gender, State and Society 21 (3) : 430-460.
Chantavanich, Supang et Jacques Ivanoff. 2014. « Le trafic humain en Thaïlande : situation actuelle et défis ». L’Espace Politique 24 (3).
Formoso, Bernard. 2001. « Corps étrangers : tourisme et prostitution en Thaïlande ». Anthropologie et Sociétés 25 (2) : 55-70.
Michel, Franck. 2003. « Tourisme et sexualité : Le tourisme sexuel en Thaïlande : une prostitution entre misère et mondialisation ». Tourisme et sexualité 22 (1).
Direction Générale des Entreprises. 2014. « Thaïlande ». En ligne. http://www.veilleinfotourisme.fr/thailande-thailand-97300.kjsp.
Les Guides Evaneos. « La Thaïlande : le pays des sourires ». En ligne. http://www.xn--voyage-thalande-bqb.com/5-bonnes-raisons-d-aller-en-thailande/la-thailande-le-pays-des-sourires/
[1] Les Guides Evaneos, en ligne. Pour ce qui est du mot farang, c’est un dérivé du mot « français » par les Thaïlandais, pour désigner les touristes français. Ce mot s’est généralisé pour désigner les tous les touristes étrangers. Bernard Formoso, p. 55.
[2] Direction Général des Entreprises, en ligne.
[3] Franck Michel, p. 6.
[4] Elizabeth Bernstein et Elena Shih, p. 436.
[5] Elizabeth Bernstein et Elena Shih, p. 435.
[6] Elizabeth Bernstein et Elena Shih, p. 436
[7] Franck Michel, p. 5.
[8] Franck Michel, p. 5.
[9] Franck Michel, p. 5.
[10] Frank Michel, p. 5.
[11] Supang Chantavanich et Jacques Ivanoff, p. 2
[12] Frank Michel, p. 6.
[13] Supang Chantavanich et Jacques Ivanoff, p. 8.