par Gabrielle Dionne-Legendre
La crise économique a porté un gros coup à la réputation de l’ASEAN. Elle a démontré les limites de l’organisation. Afin de s’assurer que cela ne se reproduise plus, certains analystes avaient proposé une plus grande intégration des marchés comme solution. Or, près de 20 ans après la crise, l’intégration économique et politique est encore un enjeu aujourd’hui.
Dès 1992, l’ASEAN a démontré le vœu d’intégrer les économies régionales, dans le but de transformer la région dans « a single market and production base. » (Severino 2007) En ce sens, l’AFTA (ASEAN Free Trade Accord) a été mise sur pied. Or, son implémentation est minée par la tentative de certains États de faire défection. Cette tentative a été possible parce que, en concordance avec la volonté des membres de l’ASEAN de protéger avant tout leur souveraineté, l’accord n’est pas contraignant. En 2003, au sommet de Bali, les États ont réitéré l’objectif de 1992. Ils ont affirmé leur volonté de faire de l’ASEAN un marché commun. Ils désirent voir la création d’une communauté économique aboutir en 2020. Or, cette intégration économique nécessite avant tout une plus grande intégration politique. Il faut que les deux se fassent en parallèle.
L’intégration politique implique l’adoption et l’implantation d’un certain nombre de politiques communes. (Webber 2010) Or, plusieurs facteurs font en sorte que les membres de l’ASEAN sont souvent incapables de faire cela. Selon Acharya, l’organisation est une collection d’États individuels qui coopèrent parce que cela sert leur intérêt mutuel. En Asie du Sud-Est, le sentiment d’identité régional ASEAN est très faible. (Narine 2009)
L’ASEAN est caractérisée par cette façon de faire qui lui est propre, le « ASEAN way ». Celle-ci se définit comme étant une pratique basée sur la consultation et le consensus. (Narine 2006) Or, selon plusieurs critiques, cette manière de faire est un obstacle à la prise de décision. En réponse à la crise économique, certains États désiraient diminuer l’importance de ce concept dans l’organisation. Or, les États qui avaient des systèmes politiques plus fermés étaient contre une diminution de l’importance de ce concept. Ces États étaient soutenus par ceux qui voyaient en cette manière de faire la raison expliquant le maintien de l’organisation. La création d’une Chartre fut le résultat d’un compromis entre ses deux groupes. Celle-ci a été inaugurée en 2007, pour fêter le 40e anniversaire de l’organisation.
La Chartre de l’ASEAN sert deux buts. Tout d’abord, l’instauration de la Chartre reflète cette volonté de l’ASEAN de rétablir sa crédibilité en tant qu’acteur international. Ensuite, la Chartre sert aussi le but de créer une communauté gouvernée par des règles communes. (Martin-Jones 2008) Celle-ci réaffirme légalement tous les principes mis de l’avant pendant les 40 ans de l’organisation. De plus, la Charte affirme la volonté des membres de « renforcer la démocratie, améliorer la bonne gouvernance et la primauté du droit, et de promouvoir et protéger les droits de l’homme et les libertés fondamentales» (traduction libre ; Martin-Jones 2008) Or, la Chartre ne fait pas mention d’un mécanisme de sanction en cas de non-respect des règles. Cela peut causer certains problèmes. Le cas de la Birmanie illustre comment l’omission d’un mécanisme de sanctions peut justement endommager l’ASEAN. (Narine 2009)
La volonté de la Chartre d’augmenter la démocratie et de protéger les droits de l’homme est un facteur de division. Les États de la région ne sont pas tous des démocraties. De plus, les États de la région n’ont pas atteint un niveau de développement économique similaire. Ainsi, Douglas Webber argumente que « les États membres politiquement plus autoritaires, surtout les membres postcommunistes ou encore qui ont rejoint après la fin de la Guerre froide, se sont opposés avec succès à toute détente de la norme de non-ingérence mutuelle dans les affaires intérieures de ses membres.» (Traduction libre ; Webber 2010) En effet, le CLMV (Cambodge, Laos, Myanmar et le Vietnam) est entré dans l’organisation avec aucune attente quant à des demandes régionales afin de changer leur régime.
Les efforts afin de rendre l’organisation plus efficace semblent voués à l’échec. Trop de pays de l’ASEAN sont accrochés à une compréhension étroite de la souveraineté. De plus, puisque les principes de démocratie et de droits de l’homme sont inscrits dans la charte certains États ont peur qu’en redéfinissant « l’ASEAN way », cela justifie des interventions qui vont brimer leur souveraineté. Cependant, traiter efficacement avec le système international est un élément fondamental de la stratégie de développement d’un État de pays en développement.
Ainsi, dans le futur un des défis de l’ASEAN sera d’entreprendre une plus grande intégration politique et économique de ses membres. Or. Cette intégration nécessitera que l’organisation renforce son autorité vis-à-vis ses membres. Cela nécessitera à l’organisation de repenser la Chartre et les concepts mis de l’avant par l’organisation. La Charte était censée remplacer le ‘ASEAN Way’, or, les normes dont elle fait la promotion n’auront jamais l’accord de tous les États. Elle ne peut donc pas être contraignante. Seulement dans cette optique, les membres accepteront de se défaire d’un peu de souveraineté à l’organisation et ainsi, augmenteront leur influence commune. Une fois cette intégration acquise l’organisation pourra faire front uni face à des questions économiques et regagner son prestige perdu.
La présence de la Chine est une autre raison afin d’améliorer l’intégration régionale. La crise économique de 1997 avait démontré la dépendance de la région aux investissements externes. Selon Martin-Jones, le « ASEAN way » continue cette dépendance des États membres aux marchés externes. Sans mécanisme de renforcement des normes, le CLMV est de plus en plus attiré dans le cercle d’influence de la Chine. (Martin-Jones 2008) Or, la Chine, comme nous le verrons dans le prochain billet, a ses intérêts en tête et crée souvent des problèmes pour l’ASEAN et pour les États membres pris séparément.
Bibliographie
Martin Jones, David. 2008. « Security and democracy/ the ASEAN charter and the dilemmas of regionalism in South-East Asia » . International Affairs 84(no.4) .
Narine, Shaun. 2006. » The English School and ASEAN », The Pacific Review 19 (no.2) : 199-218.
Narine, Shaun. 2009. « ASEAN in the twenty-first century: a sceptical review », Cambridge Review of International Affairs 22 (no.3) : 369-386.
Rodolfo, Severino. 2007. »ASEAN beyond Frorty/ Towards Politicla and Economic Integration ». Contemporary Southeast Asia: A Journal of International and Strategic Affairs 29, (no. 3): 406-423.
Szczudlik-Tatar Justyna. 2013. « Regionalism in East Asia : A Bumpy Road to Asian Integration ». The Polish Institute of International Affairs 64 (no16).
Yoshimatsu, Hidekata. 2006. « Collective Action Problems and Regional Integration in ASEAN ». Contemporary Southeast Asia: A Journal of International and Strategic Affairs 28 (no.1) : 115-140.
Webber, Douglas . 2010. « The regional integration that didn’t happen: cooperation without integration in early twenty-first century East Asia ». The Pacific Review 23 (no.3) : 313-333.