Par Bertrand Boutier
Après avoir appartenu successivement aux « pays en développement », au « Tiers Monde », puis aux « pays du Sud », le Viet Nam désormais « émerge » et s’inscrit parmi les « Nouveaux Pays Industrialisés » aux côtés des quatre autres « tigres » de la zone Asie. Cet ensemble de dénominations est censé décrire un processus évolutif selon lequel les pays qui en sont affublés démontreraient leur capacité à s’inscrire dans une logique de développement dont l’ouverture de leurs marchés à la mondialisation et la mise en place de politiques économiques favorables à la croissance seraient les principaux moteurs[1]. Parallèlement à cette vision d’économistes se trouve celle des géopoliticiens, selon laquelle, ces « pays émergents » – sécurisés par leur puissance économique – exprimeraient la volonté de prendre part au processus décisionnel mondial et remettraient ainsi en cause l’hégémonie occidentale dans un monde désormais polycentrique[2]. Cependant, au sein de cette polysémie, il manque un aspect fondamental à l’analyse de ces pays dits « émergents », qui représente à la fois une des conséquences de ce processus brusque et une menace pour la stabilité des États, à savoir les inégalités sociales.
Source : Peter Bialobrzeski : The Raw and the Cooked (2011).
Si le cas vietnamien fait écho aux généralisations des économistes (depuis le Đổi mới) et des géopoliticiens (signature d’accords bilatéraux avec la Russie et rapprochement avec l’Inde), son « émergence » se traduit également par de profondes transformations sociétales, parmi lesquelles l’accroissement des inégalités sociales est l’une des plus significative[3]. Il s’agira ici d’analyser quelques facteurs de ces inégalités dans les contextes urbains du « poumon économique » et du « cœur politique » du Viet Nam, soit Hô-Chi-Minh-Ville et Hanoï.
Produisant à elles seules 30% du PIB et concentrant plus de 50% des investissements étrangers du pays[4], les deux grandes métropoles du Viet Nam constituent un réel pouvoir d’attraction sur les populations rurales en provenance des régions les moins développées et/ou de l’hinterland. L’exode rural, qui participe à la métropolisation de ces deux pôles du sud et du nord, forme une synthèse des inégalités entre citadins-paysans, riches-pauvres ou habitants-migrants, et met en lumière, au travers des conditions de vie des individus qu’il déplace, l’incapacité de l’État socialiste à répartir les fruits de la croissance économique. De plus, bien que le groupe ne soit pas homogène, les migrants subissent un système administratif désavantageux qui a pour conséquence de marginaliser et de précariser cette population flottante dans l’espace l’urbain. En effet, l’enregistrement résidentiel – le hộ khẩu, sorte de passeport national reliant l’identité du citoyen vietnamien à son lieu de résidence – restreint les droits d’accès aux services publics d’une localité aux migrants[5]. Bien que la réforme de 2006 ait assoupli la loi, un migrant résidant dans une ville autre que celle inscrite dans son hộ khẩu ne peut bénéficier de taux préférentiel dans le cas d’un emprunt bancaire, ne peut être couvert par l’assurance santé offerte aux foyers les plus fragilisés, et doit payer des frais supplémentaires pour la scolarisation de ses enfants[6].
Source : Nicolas Lainez. “To live, to work according to the constitution and the law”.
Outre les désavantages sociaux, la précarité des migrants peut également se manifester au travers des politiques de libéralisation foncière. Non seulement, ces derniers, liés à leur hộ khẩu, subissent des restrictions au niveau de l’accès à la propriété – les conditions exigées d’un travail stables et de moyens financiers considérables excluant par conséquent les travailleurs du secteur informel et les plus pauvres[7] – mais ils doivent également faire face aux politiques de « libération de la terre » qui, justifiées par la nécessité de se moderniser et encouragées par l’afflux de capitaux étrangers, exproprient les populations[8]. Ces expulsions ne touchent pas seulement les migrants mais fragilisent d’autant plus cette catégorie au regard du fardeau que peut représenter le hộ khẩu et de l’évidente position de faiblesse qu’elle occupe dans les négociations visant l’attribution d’indemnités, avec l’État ou les entreprises privés. De plus, à l’image de grands projets comme Saigon South ou Thủ Thiêm à HCMV, la planification urbaine néo-libérale et post-moderne du Vietnam ne semble pas envisager l’aménagement du territoire par l’intégration des classes sociales les plus faibles et contribue ainsi à intensifier l’apartheid urbain déjà saillant aujourd’hui.
En parallèle, un autre aspect des inégalités sociales transparait dans le Viet Nam émergent et se manifeste dans le système alimentaire urbain. En effet, malgré une apparente transition alimentaire réussie pour le pays, l’étude des pratiques nutritionnelles des habitants de Hanoï montre qu’il subsiste encore des cas d’insécurité alimentaire et de malnutrition dans la capitale[9]. Lorsque l’on considère la part importante des dépenses allouées à la nourriture pour les ménages les moins aisés (environ 65% du revenu[10]), on peut comprendre comment les fluctuations économiques ou administratives (voir ci-dessus) peuvent rendre vulnérable tout une catégorie de la population vis-à-vis de la nourriture – et ce d’autant plus que l’inflation sévit depuis les années 2000[11].
Suite à l’exposition de ces points d’analyse à propos de quelques facteurs d’inégalité sociale présents au Viet Nam métropolitain, il est important de considérer l’aspect idéologique se cachant derrière le terme « pays émergent ». La RDVN, bien qu’ayant réduit considérablement la pauvreté du pays depuis notamment l’ouverture de 1986, semble peu encline à se pencher sur les disparités croissantes entre les populations qui bâtissent la croissance et celle qui en récolte les fruits.
[1] Fleury et Houssay-Holzschuch, 2012.
[2] Ibid.
[3] Dormeier Freire et Iacopini, 2010.
[4] Pandolfi, 2009.
[5] Pulliat, 2013.
[6] Ibid.
[7] Ibid.
[8] Gilbert, 2014.
[9] Pulliat, 2012.
[10] VHLSS 2010 dans Pulliat, 2012.
[11] Pulliat, 2012.
Bibliographie
- Dormeier Freire, Alexandre et Luna Iacopini. 2010. « Quelle éducation pour qui ? Privatisation et évolutions des inégalités sociales au Viêt Nam ». Dans Abdeljalil Akkari et Jean-Paul Payet (dir.), Transformations des systèmes éducatifs dans les pays du Sud. De Boeck Supérieur : Raisons éducatives. pp. 63-87.
- Fleury, Antoine et Myriam Houssay-Holzschuch. « Pour une géographie sociale des pays émergents », EchoGéo [En ligne], 21 | 2012. http://echogeo.revues.org/13167 (page consultée le 23 octobre 2014).
- Gilbert, Marie. 2014. « Déplacements forcés et renouvellement urbain à Hồ Chí Minh Ville ». L’Espace Politique [En ligne], 22 | 2014-1. http://espacepolitique.revues.org/2905 (page consultée le 1er novembre 2014).
- Lainez, Nicolas. 2012. « Unveiling the invisible ». net, [En ligne]. http://www.espacestemps.net/articles/unveiling-the-invisible/ (page consultée le 05 novembre 2014).
- Pandolfi, Laurent. 2009. « Transition urbaine et formes émergentes de construction de la ville vietnamienne ». Dans Stépane Dovert et Benoît de Tréglodé (dir.), Viêt Nam contemporain. Domont : Les Indes Savantes. pp. 357-373.
- Pulliat, Gwenn. 2012. « Se nourrir à Hanoi : les recompositions du système alimentaire d’une ville émergente ». EchoGéo [En ligne], 21 | 2012 http://echogeo.revues.org/13205 (page consultée le 2 novembre 2014).
- Pulliat, Gwenn. 2013. « Les migrants à Hanoï : Construction politique d’un groupe social dominé ». Espaces et sociétés, /3 n° 154. pp. 87-102.
- Quertamp, Fanny. 2010. « La périurbanisation de Hanoi. Dynamiques de la transition urbaine vietnamienne et métropolisation ». Annales de géographie, n° 671-672. pp. 93-119. (carte recensements, GSO)