Par Bruno-Pierre St-Jacques
“La politique est remplie de plaisir; la politique possède une sagesse.”
Prononcés par le nouveau président indonésien Joko Widodo lors de son discours de victoire à Jakarta, ces mots semblent difficilement s’appliquer à ce pays dont l’histoire récente rime davantage avec violence et dictature que liberté et démocratie. Toutefois, celui que la presse internationale appelle “l’Obama indonésien” représente une rupture avec l’ordre ancien, un vent de changement sur la jeune démocratie indonésienne [1]. Jeune démocratie, car ce pays a renoué avec celle-ci en 1998 suite à la chute de Suharto, général qui régna sur l’archipel pendant plus de trois décennies.
Avec une réputation d’homme honnête capable de faire avancer les choses, Widodo – surnommé Jokowi par tous les Indonésiens – est désormais une icône nationale. Contrastant avec le président sortant Yudhoyono – considéré sévère, prudent et hésitant – il remporta la dernière élection par plus de huit millions de voies. Issu d’un milieu modeste, Jokowi fit son entrée en politique en 2005 en tant que candidat pour le Parti Démocratique Indonésien de Lutte (Partai Demokrasi Indonesia – Perjuangan, PDI-P) au poste de maire de Surakarta, une ville de 550 000 habitants au centre de l’île de Java. Pendant ses sept années à la mairie, il pratiqua une politique centrée sur l’interaction directe envers la population et réalisa de nombreux projets qui transformèrent la dynamique de la ville [2]. Son succès le propulsa ensuite à la tête de Jakarta, où il utilisa le même type de gouvernance qu’à Surakarta et réussi à effectuer plusieurs réformes malgré le fait qu’il ne détenait que 17 sièges sur 94 au conseil [3]. Il introduisit un nouveau système de recrutement bureaucratique, créa un programme d’assurance-santé universelle et renouvela le transport public dans la ville [4].
Ce positionnement en faveur de réformes sociales et d’une approche bottom-up de l’appareil bureaucratique, désormais transposé au niveau de l’État, représente une rupture dans l’histoire du pays, longtemps caractérisée par une centralisation des pouvoirs et l’absence de réformes démocratiques. Son ambitieux plan promet notamment de fournir des services de santé gratuits ainsi que douze années d’éducation financées par l’État à tous les Indonésiens, services qui seront rendus possibles en fonction de sa capacité à rallier une coalition au parlement. Toutefois, ses opposants sont nombreux. L’élection présidentielle permit à la coalition de sept partis politiques de son adversaire à la présidentielle, Prabowo Subianto, d’obtenir une majorité de sièges dans le corps législatif du pays. Ces derniers n’hésiteront pas à se livrer à des tactiques obstructionnistes afin de contrer les réformes sociales et économiques proposées par Jokowi [5].
Comment un homme extérieur à l’élite militaire et aux dynasties politiques du pays parvient-il à remporter une élection présidentielle? Dès le début de la campagne, Jokowi fut considéré comme le candidat pouvant mener des réformes à terme puisqu’il avait déjà démontré sa capacité à négocier afin que les choses progressent lors de ses mandats précédents. Son accessibilité, son ouverture d’esprit et sa saine réputation lui assurèrent un large soutien de la part du public [6]. De plus, il s’assura le soutien de la communauté d’affaires en réitérant son intention d’octroyer les importants ministères économiques selon le mérite; rompant ainsi avec le clientélisme pratiqué par l’administration du président sortant Yudhoyono.
Sa campagne fit également appel au nationalisme, considérant que l’Indonésie devait affirmer sa souveraineté et augmenter son autonomie [7]. En effet, la plateforme économique du PDI-P propose de restreindre la propriété étrangère des banques et de gérer les ressources énergétiques en faveur de l’industrie et des investisseurs nationaux. Jokowi devra également tenter de limiter la dépendance du pays envers ses ressources naturelles. Bien qu’elles aient favorisé un boom des consommateurs ainsi que l’émergence d’une classe moyenne, la réduction de la demande chinoise pourrait provoquer d’importants chocs sur l’économie de l’archipel, précarisant ainsi les conditions de vies des habitants du pays, où plus de la moitié des ménages se situe toujours sur le seuil de la pauvreté, selon la Banque Mondiale [8]. De plus, il devra s’attaquer à l’épineuse question des subventions massives aux combustibles – qui ont atteint 2,8% du PIB en 2008 et qui accaparent plus du cinquième du budget du pays [9]- contribuant au déficit du compte-courant et accentuant la pression sur la rupiah, l’unité monétaire indonésienne.
Son élection survient ainsi après une période pendant laquelle l’archipel fut caractérisé par un désillusionnement général de la population envers la politique. Pourquoi ce désillusionnement? L’explication est simple. Avant l’arrivée de Jokowi dans l’arène politique, aucun candidat présidentiel établi n’était défini en tant que “leader d’intégrité et d’empathie pour le peuple [10]”. La majorité de l’élite politique et des candidats aux élections provenait de l’appareil militaire ou affichaient des antécédents pouvant soulever des doutes concernant leur engagement envers la démocratie [11]. Président de la Cour Constitutionnelle arrêté pour corruption, juge de la Cour Suprême exclu pour avoir falsifié un verdict, chef de la police reconnu coupable de corruption et de blanchiment d’argent, ces événements – tous survenus en 2013 – sont monnaie courante dans le paysage indonésien [12]. Le nouveau leader de la troisième plus grande démocratie du monde pourra-t-il s’attaquer aux problèmes déjà bien établis dans le système politique indonésien? Sera-t-il en mesure de lutter contre la corruption, assurer la responsabilité de l’armée devant la loi et limiter la violente intolérance religieuse?
Malgré le fait qu’il soit impossible de s’avancer sur les futures réalisations de l’administration Jokowi, le simple fait que son arrivée en politique représente une rupture avec les anciennes élites dirigeantes ayant permise au peuple indonésien de retrouver foi en la démocratie constitue d’ores et déjà une étape importante dans l’évolution politique de ce pays.
Références
1. Gee, John. 2014 ↩
2. Nankyung Choi. 2014. 385. ↩
3. The Economist. 30 août 2014 ↩
4. Palatino, Mong. 2012 ↩
5. Depuis l’élection, les opposants de Jokowi réussirent à abroger la loi permettant aux résidents d’élire directement leurs dirigeants lors d’élections locales, limitant la capacité de ceux-ci d’influencer le développement de leurs régions, qui seront désormais tributaires de leur représentant de la Chambre. Cohen, Muhammad. 2014 ↩
6. Jokowi fut largement appuyé par les classes populaires et moyennes, ainsi que par les organisations de la société civile indonésienne, qui se mobilisèrent afin d’influencer le vote. Lindsey, Tim. 2014 ↩
7. Stephen Howes & Robin Davies. 2014. 166. Ibid., ↩
8. World Bank. 2014 ↩
9. Fonds Monétaire International. 2013. 23. ↩
10. Lembaga Survei Indonesia. 2012 ↩
11. Dave McRae. 2013. 292. ↩
12. Ibid, 298. ↩
Bibliographie
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Anonyme. “Indonesia presidential election: Candidates Joko “Jokowi” and Prabowo Subianto contest poll”. ABC News, 8 juillet 2014.
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Cohen, Muhammad. 2014. « Indonesia’s new president faces obstructionnist opposition to economic reform ». Forbes. 17 octobre 2014.
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Fonds Monétaire International. 2013. Études de cas sur la réforme des subventions à l’énergie: enseignements et conséquences. En ligne.
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Gee, John. 2014. « “Man of the People” Joko Widodo Wins Indonesia’s Presidential Election. » Washington Report on Middle East Affairs. Septembre 2014. En ligne.
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Howes, Stephen & Robin Davies. 2014. “Survey of Recent Developments”. Bulletin of Indonesian Economic Studies 50:2, 157-183.
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Nankyung, Choi. 2014. “Local Political Elites in Indonesia: “Risers” and “Holdovers”. Sojourn: Journal of Social Issues in Southeast Asia 29 (no 2, Juillet): 364-407.
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