par Bertrand Boutier
« Une nation est une âme, un principe spirituel »
Ernest Renan, le 11 mars 1882
Le célèbre discours d’Ernest Renan prononcé devant la Sorbonne en 1882 synthétisait la base idéologique de ce qui allait devenir l’allégorie politique du XXème siècle : le nationalisme. Parmi les éléments de sa pensée s’illustrait le dialogue contradictoire, mais nécessaire, entre l’héritage historique reliant les individus dans le passé et le projet commun visant la construction d’un futur. Cette dialectique affecta le Parti Communiste Vietnamien qui, comme la plupart des jeunes État-Nations, dû composer avec la tradition – notamment religieuse – pour assurer l’autorité de sa vision marxiste-léniniste. Se faisant, le PCV adopta une politique de contrôle visant à assujettir les mouvements religieux à l’État et réprima par conséquence toute dissidence. Hors, aujourd’hui le Vietnam moderne – comprendre capitaliste – connaît une phase de « réenchantement » durant laquelle les pratiques religieuses explosent et se diversifient et ce malgré un État se réclamant toujours de l’idéologie communiste[1].
Comment peut-on expliquer dès lors la politique religieuse d’un Vietnam socialiste et autoritaire s’intégrant progressivement dans la communauté mondiale ?
L’imaginaire commun prête aux régimes communistes l’application systématique de politiques liberticides à destination des religions pratiquées sur leur territoire. Mais dans les modèles idéologiques variés qui composent ces régimes, tous n’ont pas opté pour la ligne soviétique pure et le Vietnam compte parmi ces pays qui mirent en place un autoritarisme à « tendance pluraliste »[2] dès leur ascension au pouvoir. La méfiance à l’égard du pouvoir que peuvent constituer les nombreux groupes religieux du Vietnam, remonte à l’époque impériale confucéenne. Durant cette période, le ministère des Rites dictait l’orthodoxie de l’empire et intervenait dans l’espace religieux vietnamien. En 1975, le PCV intentait à son tour, de centraliser les cultes autour du Bureau des affaires religieuses et remodelait ainsi l’espace religieux vietnamien en fonction de ce qu’il estimait être compatible ou non avec sa doctrine. Dans cette entreprise, les croyances populaires, estampillées « superstitions » où les éléments qui pouvaient constituer une menace pour l’autorité du PCV – qualifiés de contre-révolutionnaires ou droitistes – subirent de fortes campagnes de répression[3], dirigées notamment vers les groupes catholiques et l’église caodaïste.
Néanmoins, l’attitude des autorités centrales à l’encontre de la liberté religieuse s’assouplit de plus en plus depuis les réformes libérales de 1986 (Đổi mới) – et à mesure de l’intégration croissante du pays dans la communauté internationale. Alors que le Vietnam tente de se rapprocher des États-Unis depuis 1995 – envisageant même l’idée d’offrir un port d’attache à la flotte du Pentagone via Cam Ranh Bay – la question religieuse se devait d’être reconsidérée afin de rencontrer les exigences de la politique étrangère américaine et de son International Religious Freedom Act. C’est dans ce contexte que les centres d’enseignements religieux bouddhistes, catholiques ou protestants – tous contrôlés étroitement par le PCV – furent réouverts[4], qu’une partie de l’Église Caodaïste fut reconnue en 1997[5] et que le maître zen Thich Nhât Hanh fut autoriser à retourner au pays en 2005.
Source : Human Rights Watch
D’autre part, l’apparente ouverture religieuse du Vietnam n’est pas seulement la conséquence de la volonté du PCV d’accéder à une respectabilité internationale. La réconciliation officielle entre le Parti et l’Unified Buddhist Church of Vietnam en 2005, a permis à l’État de se réapproprier indirectement le discours du leader Thich Nhât Hanh et ainsi d’affirmer une certaine idée de l’identité vietnamienne conforme avec l’identité nationale fantasmée. Le dharma prêché par l’ennemi d’antan est devenu dès lors un stimulus nationaliste visant à diffuser la bonne conduite au citoyen tout en le rattachant à une origine commune[6]. De même, ce marketing de l’origine commune – outil de légitimation de l’autorité centrale – transparaît au travers de l’idolâtrie dont font l’objet Tran Hung Dao où Ho Chi Minh. En effet, les cultes voués à ces deux saints populaires, largement soutenus par le PCV, permettent non seulement d’accorder un espace où le spiritisme cesse d’être persécuté au Vietnam mais surtout d’assoir la légitimité du Parti en l’inscrivant dans une continuité historique[7].
L’habilité de l’État vietnamien et de ses politiques religieuses résident dans leur capacité à diminuer la pression sociale autour d’interdictions susceptibles d’éveiller la dissidence chez le peuple, tout en stimulant le sentiment national chez ce dernier – dans un contexte d’autant plus complexe que l’ouverture sur le monde a permis, malgré tout, aux influences extérieures de pénétrer la société vietnamienne. La stratégie du PCV est ainsi dictée par la crainte de voir « l’âme nationale » rejetée par des communautés de croyance qui – à l’image d’une partie des musulmans Chams du Cambodge – finiraient par renier « leur identité ethnique » au profit d’un standard religieux international[8] et par constituer ainsi une menace pour l’autorité du régime. Pour autant, la croissance économique du Vietnam étant fortement dépendante de ses exportations, le PCV est dans l’obligation de doser son contrôle sur le monde religieux afin d’éviter l’isolement international.
Pour conclure, voici un document vidéo exposant la manière dont l’État vietnamien peut mettre en place une répression des acteurs religieux ne correspondant pas à l’orthodoxie du Parti :
https://www.youtube.com/watch?v=5PSTjjpu81M&list=PL8d87NMFAeSJDL2gaQLDQkOnJQ36jY6uQ&index=4
[1] Taylor, 2007
[2] Koh, 2001
[3] Trân, 2009
[4] Ibid.
[5] Jammes, 2009
[6] Chapman, 2007
[7] Pham, 2009
[8] De Foé, 2009
Bibliographie
- CHAPMAN, John. 2007. « The 2005 Pilgrimage and Return to Vietnam of Exiled Zen Master Thih Nhat Hanh ». Dans Philip Taylor, dir., Modernity and Re-enchantment – Religion in Post-revolutionary Vietnam. Singapore : ISEAS Publishing. pp. 297-341.
- DE FOÉ, Agnès. 2009. « Les musulmans de Châu Đốc (Vietnam) à l’épreuve du salafisme ». Moussons, 13-14 | 2009, [En ligne], http://moussons.revues.org/976 (consulté le 19 octobre 2014).
- KOH, David. 2001. « The Politics of a Divided Party and Parkinson’s State in Viet Nam ». Contemporary Southeast Asia, vol. 23-n°3, pp. 533-551.
- PHAM Quynh Phuong. 2009. Hero and Deity – Tran Hung Dao and the Resurgence of Popular Religion in Vietnam. Bangkok : Mekong Press.
- TAYLOR, Philip. 2007. « Modernity and Re-enchantment in Post-revolutionary Vietnam ». Dans Philip Taylor, dir., Modernity and Re-enchantment – Religion in Post-revolutionary Vietnam. Singapore : ISEAS Publishing. pp. 1-56.
- TRÂN Thi Liên. 2009. « La question religieuse ». Dans Stéphane Dovert et Benoît de Tréglodé, dir., Viêt Nam contemporain. Bangkok : IRASEC. pp. 391-424.