Par Hamza Fahamoé
L’idée d’un pays rassemblant tous les Malais (ou orang melayu) avait des ambitions bien plus grandes que la Malaisie actuelle. L’ethnie malaise représente environ 22 millions d’âmes dont 99% sont de religion islamique, sunnite. Mais ils se retrouvent sur cinq pays différents (Brunei, Indonésie, Thaïlande, et bien sûr Singapour et Malaisie). Pourquoi cette idée, d’une «Grande Malaysia» rassemblant tout ce beau monde, n’a jamais vu le jour, et que représente donc la Malaisie aujourd’hui?
Imaginez créer un pays souverain pour tous les descendants des colons de l’ancienne Nouvelle-France. Aujourd’hui, on se retrouverait avec un État à cheval sur les États-Unis et le Canada, avec des îlots isolés sur tout le continent. Sans compter les Premières Nations s’y trouvant et les changements survenus (démographiques et politiques), il serait mieux de se concentrer sur un espace moindre mais plus homogène et politiquement stable; le Québec, quitte à «abandonner» les Acadiens, tout en créant une identité «Québécoise».
De la même façon, avec l’Indonésie sous juridiction néerlandaise et la Thaïlande seul pays non-colonisée ayant des Malais ne représentant pas une proportion importante, l’ambition démesurée d’un grand pays rassemblant le peuple malais a été abandonnée pour se limiter aux territoires sous protectorat britannique; la Malaisie actuelle et Singapour. Le Brunei ayant un statut particulier, bien que sous contrôle de Westminster, n’a pas été approché.
Le mariage entre Singapour et la Fédération des États de Malaisie en septembre 1963 ne sera jamais complètement consommé. Et en août 1965, suite à des émeutes de Malais de Malaisie et de Chinois de Singapour, cette dernière se voit montrer la porte. C’est donc la fin de la Grande Malaysia.
Ce n’est donc pas parce qu’on se ressemble qu’on est bien ensemble. La Malaisie a donc préféré rester seule, toujours autour de son adage: la Malaisie aux Malais, mais une «malaisisation» du terme malais. Tout comme les Québécois l’ont fait pendant la révolution tranquille, se détachant de l’identité «Canadienne Française» pour renaître en tant que «Québécois», sans renier leur passé.
Il serait sans doute cliché de le dire, mais colonie britannique rime plus souvent qu’autrement avec «Indien» et «Chinois», de par le fait que le sous-continent indien était sous contrôle de Londres, ainsi qu’une partie de l’Empire du Milieu. La Malaisie n’y échappe pas. Que faire donc de ces minorités non-malaises?
Vous pouvez faire comme en France avec le débat sur l’identité nationale sous la présidence de Sarkozy, ou comme au Québec et la feue-charte des valeurs québécoises sous le Parti Québécois. Tous deux avaient pour but de définir, et de baliser, de façon plus ou moins maladroite ce qu’est et ce que devait faire un Français ou un Québécois.
Kuala Lumpur se lance donc dans cette voix et redéfini ce qu’être «Malais», souvent amalgamé consciemment ou inconsciemment avec «Malaisien». L’accent va être mis avant tout sur la religion musulmane et la langue malaise. On oublie souvent que beaucoup de Malais ne sont pas musulmans. L’État a même lancé un plan d’islamisation du pays. Il y a eu aussi une discrimination positive pour favoriser les Malais afin qu’ils puissent accéder à certains postes et à une meilleure éducation, au détriment des Malaisiens de descendance chinoise ou indienne.
Cette assimilation comporte des points positifs et négatifs. Autant elle peut être vue comme une chance pour certains et peut-être consolider une identité territoriale basée sur l’ethnie qui viendrait légitimer les frontières actuelles. Tout comme elle crée des barrières dans la société, créant des frontières invisibles à l’intérieur du pays.
Lors d’un voyage en Asie du Sud-Est, on s’est retrouvés logés dans une auberge de jeunesse tenue par des thaïlandais à Phuket; sud de la Thaïlande connu pour sa vie nocturne. La femme de ménage, Mme Ni, une femme charmante, musulmane et citoyenne thaïlandaise était mariée à un malaisien malais musulman et parlait, en plus du thaïlandais, le malais. Pour Mme Ni, le sud de la frontière représentait la «Terre des Malais, des musulmans de la région».
Au lieu de créer une seule Grande Malaysia, qui n’était pas possible pour les raisons citées plus haut, il a paru plus réaliste d’en créer plusieurs. Dans une analyse hypothétique, avoir eu un pays pour tous les Malais de l’Asie du Sud-Est aurait eu comme conséquence d’amputer la région d’au moins trois pays (Singapour, Brunei et Indonésie), et de couper la Thaïlande de sa partie sud. Toute la géopolitique de la région aurait ainsi été bouleversée.
Nous avons donc vu comment la Malaisie continue de se construire autour de différents facteurs. À la fois la religion, qui peut être vue comme centrale, l’ethnie malaise et sa langue, et les minorités, qui ont une place importante dans la société malaisienne et de ses frontières (séparation de Singapour où les Chinois et Indiens sont plus nombreux que les Malais). Les Malais, de plus, ne se cantonnent pas qu’en Malaisie. Ils sont présents dans près de cinq pays, sans compter la diaspora outre-mer. La Malaisie a quand même cette argument de pouvoir inspirer les Malais limitrophes, rêvant d’y «retourner» un jour comme le peuple élu en exil. Elle pourrait donc se targuer d’être la terre des Malais, à l’intérieur et aussi à l’extérieur de ses frontières.
Qu’en est-il de la Thaïlande, qui comporte une minorité importante de Malais, entre autre, qui elle aussi possède des frontières qui ont bougé au fil du temps et qui a dû aussi composé avec l’ethnie thaïe majoritaire? À réfléchir dans le prochain billet.
Sources:
Conférence internationale sur le Campâ et le monde malais (1990 : Université de Californie, Berkeley), 1991 «Le Campâ et le monde malais : actes de la Conférence internationale sur le Campâ et le monde malais». Paris : Publications du Centre d’histoire et civilisations de la péninsule indochinoise.
National Library (Singapore), 1967 «Books about Singapor and Malaysia». Singapore
Laurent Metzger, 1996 «Stratégie islamique en Malaisie (1975-1995)». Paris : L’Harmattan
Renuga Devi Naidu, Georges Voisset, 2010 «Malaisie : le pays d’entre-mondes». Bécherel : Les Perséides