Par Salomé Gueidon
En 2012 est dévoilé le documentaire The Act of Killing, film choc puisqu’il reconstitue le massacre de centaines de milliers d’Indonésiens en 1965-1966, avec les bourreaux rejouant leur propre rôle. C’est l’occasion pour les Indonésiens et la communauté internationale de revenir sur une période tragique de l’Histoire du pays, sous la présidence du général Suharto.
Quatre ans plus tôt, en 2008, mourrait le président Suharto, des suites d’une maladie, laissant derrière lui un héritage controversé. En effet, les Américains par exemple lui ont rendu hommage pour le développement économique qu’il a su instaurer en Indonésie [1] : en pleine Guerre Froide, sa lutte contre le communisme est très bien accueillie par le bloc occidental [2]. Mais en même temps, on ne peut pas nier les violations des droits de l’Homme que Suharto a commises ou acceptées, notamment à travers des massacres comme celui dont parle le film The Act of Killing [3]. Il est bien entendu que l’économie ne peut en aucun cas justifier une telle extermination systématique.
Revenons sur les événements. En 1965, le parti communiste indonésien, le PKI, est le troisième plus grand parti communiste au monde, après ceux de l’URSS et de la Chine. Le parti communiste est le principal opposant de l’armée, déjà extrêmement forte dans le pays. Le 30 septembre 1965 a lieu un coup d’Etat, organisé par le général alors inconnu Suharto, qui accuse les communistes d’en être responsables. Puis Suharto parvient à prend le pouvoir, et va le garder pendant 31 ans, malgré l’opposition à laquelle il fait face. En 1965, le PKI est donc officiellement interdit, et ses membres sont massacrés en grand nombre. On estime le nombre de morts à entre 500 000 et 3 millions, en moins d’un an [4].
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Une fois au pouvoir, Suharto va diriger le pays de façon corrompue et autoritaire sous ce qu’il appelle « l’Ordre nouveau ». Suharto reproche à l’Ancien ordre en place avant son arrivée au pouvoir de ne pas avoir accordé assez d’importance à l’économie du pays. La conséquence principale ? L’extension du communisme, son ennemi principal. Le rôle de l’armée dans la société devient désormais double, à la fois militaire et politique, et il est jugé « excessif » par les critiques du régime [5]. En effet, face à cette implication grandissante de l’armée dans la politique, les partis – et donc la société civile – ont de moins en moins d’importance et de pouvoir [6].
Par ailleurs, l’économie devient, pour Suharto, une priorité absolue. Or, il avance que pour qu’un pays puisse se développer économiquement, il faut qu’il soit stable. Son régime autoritaire est ainsi ironiquement justifié, c’est avant tout pour le bien de la population indonésienne. Bien sûr, encore une fois, l’armée participe à ce processus de développement [7].
Au fil des années, l’importance de Suharto lui-même grandit : la structure de son gouvernement ressemble à une pyramide, dont il serait le sommet, ne partageant pas le pouvoir. Le président indonésien est connu pour la corruption de son régime, et la répression sévère que subit son opposition. Peu à peu, de plus en plus insatisfaite de son sort, cette opposition grandit. Elle vient notamment des étudiants et des musulmans, qui estiment que leur situation ne s’est guère améliorée avec ce nouvel ordre [8].
De plus, le régime de Suharto peut être accusé de colonialisme interne. Il renforce « la domination du centre sur les périphéries » et agit « le plus souvent par l’intermédiaire de son armée » [9], c’est-à-dire que les minorités ethniques par exemple sont désavantagées ou réprimées au profit de la capitale, ici donc la population de l’île de Java.
Face aux contestations grandissantes, et après de graves émeutes dans la capitale Jakarta au mois de mai 1998, Suharto démissionne de son poste de président cette même année. Le pays connaît enfin une transition vers un retour à la démocratie. La période de l’Ordre nouveau aura permis à l’Indonésie de devenir une puissance économique majeure de la région, même si l’ouverture politique n’aura pas suivi cette libéralisation économique. Mais à quel prix peut-on louer le développement économique ? Au vu des massacres subis par la population indonésienne, le débat est tout à fait légitime.
Enfin, la militarisation du pays peut être expliquée par l’incapacité du pouvoir politique civil à gérer la transition entre la lutte armée anticoloniale et une Indonésie indépendante. Toutefois, cela n’explique pas pourquoi les bourreaux des massacres de 1965 n’ont jamais été punis, même après la fin de l’ « Ordre nouveau ». C’est également une question qui mériterait que l’on s’y attarde… Mais comme le dit l’un d’eux dans The Act of Killing, « les crimes de guerre sont définis par les gagnants », et ils en ont fait partie.
Pour en savoir plus sur Suharto et sa présidence vue par un Occidental en visite dans le pays à cette époque-là, voir l’article de Benedict Anderson, spécialiste des relations internationales, du nationalisme et de l’Indonésie : ici.
Références
[1] Le Monde diplomatique
[2] Margolin, paragraphe 26
[3] Courrier international
[4] Margolin paragraphe 40
[5] Françoise Cayrac-Blanchard, p.3
[6] Magnier, en ligne
[7] Françoise Cayrac-Blanchard, p.5
[8] Françoise Cayrac-Blanchard, p.11
[9] Magnier, en ligne
Bibliographie
Cayrac-Blanchard Françoise. De l’Ordre nouveau au régime Soeharto. In : Archipel. Volume 46, 1993. L’Indonésie et son nouvel ordre. Pp. 3-24. Doi : 10.3406/arch.1993.2933. URL : /web/revues/home/prescript/article/arch_0044-8613_1993_num_46_1_2933. Consulté le 20 septembre 2014.
Courrier international. 2012. Indonésie : un film où les tueurs mettent en scène leurs crimes. En ligne. http://www.courrierinternational.com/article/2012/10/05/indonesie-un-film-ou-les-tueurs-mettent-en-scene-leurs-crimes?page=all (page consultée le 14 octobre 2014).
Le Monde diplomatique. 2008. Suharto, le dictateur canonisé. En ligne. http://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2008-01-29-Suharto (page consultée le 14 octobre 2014).
Magnier Elodie. 2005. L’Ordre Nouveau : centralisme, domination javanaise et rébellions sécessionnistes. En ligne. http://www.irenees.net/bdf_fiche-analyse-509_fr.html (page consultée le 20 septembre 2014).
Margolin Jean-Louis, « Indonésie 1965 : un massacre oublié », Revue internationale de politique comparée 1/ 2001 (Vol. 8), p. 59-92. URL : www.cairn.info/revue-internationale-de-politique-comparee-2001-1-page-59.htm. DOI : 10.3917/ripc.081.0059