Les droits humains au Cambodge: les expropriations de Boeng Kak

John Vink, Manifestation de Boeng Kak

Par Clara Florensa

Peut-être est-ce la fin de l’un des feuilletons médiatiques les plus controversés de l’été au Cambodge. Le 22 novembre dernier a été proclamée la mise en liberté conditionnelle de Yorm Bopha, l’une des principales activistes du mouvement contre les expropriations de Boeng Kak (1). Son jugement controversé pour agression sur deux hommes a marqué la scène médiatique, mais il est surtout intervenu dans un contexte d’élections législatives, mettant ainsi en avant la question des spoliations de terres au centre du débat politique. En effet, depuis 2008 le quartier de Boeng Kak, l’un des plus modestes de Phnom Penh, a été vendu par l’État à une entreprise privée sino-khmère, Shukaku Inc, prévoyant la construction d’un quartier résidentiel de luxe (2). Plus de 3500 familles ont été expropriées et depuis 2012, un groupe de femmes originaires de ce quartier ce sont levées pour protester et réclamer leur droit à la propriété (3). Leurs figures de proue, Yorm Bopha et Tep Vanny, réclament le relogement des familles de Boeng Kak ainsi que des indemnités promises par l’État. 13 manifestantes avaient été arrêtées dans ce mouvement en juin 2012, mais les campagnes de soutien d’organismes internationaux tels qu’Amnesty International ont permis leur libération.  L’incarcération de Yorm Bopha a été qualifiée de politique par Amnesty international, puis condamnée par Human Rights Watch, ADHOC, un organisme cambodgien de défense du droit à la propriété, et une partie de la société civile qui s’est manifestée lors de son jugement en juin dernier (4).

La question des expropriations au Cambodge est devenue l’une des principales causes des défenseurs des droits de l’Homme. Il faut dire qu’entre 1998 et 2003 plus de 11000 familles ont été expropriées (5), laissant des populations entières dans la vulnérabilité la plus totale. Et ces expropriations ne concernent pas seulement les populations urbaines, elles touchent particulièrement les paysans pratiquant l’agriculture de subsistance, qui sans autre moyen de survie se voient forcés à l’exode rural.

Cette dynamique s’explique en partie par l’histoire récente du royaume. Le régime d’inspiration communiste des Khmers Rouges a aboli la propriété privée. Avec la réouverture du Cambodge après l’occupation vietnamienne, on assiste à une privatisation massive des terres, suivant la loi du premier arrivé premier servi ; des milliers de cambodgiens encore en exil se retrouvent dépossédés de leurs terres.

En 2001, une Loi sur les terres est proclamée dans le but de réguler la propriété au Cambodge mais beaucoup critiqueront le manque d’application de cette loi (6). En effet, les terres et ressources naturelles sont les principales richesses de ce pays en développement où la concession de terres agricoles et la spéculation immobilière vont bon train. Le gouvernement aurait fait concession d’un tiers des terres les plus productives du pays à des investisseurs étrangers cherchant à exporter des matières premières (7). Impulsé par l’appât de gains immédiats, les relations clientélistes et la corruption endémique, le gouvernement ne se serait pas opposé longtemps à ces concessions. Selon un professeur d’université de Phnom Penh, le mécontentement populaire face au comportement du gouvernement quant à ce phénomène se serait manifesté dans les résultats des élections législatives de juillet dernier, accordant plus de voies à l’opposition (8). Le premier ministre Hun Sen souffrirait d’ailleurs d’une nouvelle réputation de « mafieux » utilisant les terres comme monnaie d’échange politique.

L’ONU juge que les populations évincées devraient être considérées comme des « déplacés internes » pour ainsi bénéficier d’une assistance humanitaire, mais le gouvernement tient peu compte de ces populations. Les organismes internationaux pointent aussi du doigt l’importance de l’impartialité des autorités dans la redistribution des terres. Le gouvernement a donc un grand rôle à jouer dans ce problème social qui pourrait très rapidement remettre en question la légitimité des dirigeants cambodgiens, mettant en avant la corruption et les manœuvres politiques. En 2013, encore 70000 personnes sont menacées d’expropriation à Phnom Penh (9). Les mouvements de défense des droits à la propriété se multiplient dans tout le pays. Les arrestations d’activistes sont de plus en plus dénoncées par nombre d’ONG internationales et nationales qui mènent des campagnes de sensibilisation auprès de la société civile cambodgienne mais aussi auprès de l’opinion publique internationale. La question de la spoliation des terres est maintenant sous les projecteurs des défenseurs des droits humains dans le monde entier. Il manque au gouvernement de savoir si une conciliation est-elle possible entre le développement économique effréné et le respect des droits de ses populations. De cette question dépend la stabilité du pouvoir aujourd’hui en place.

(1)  Cambodge-Post

(2)  Le Temps

(3)  Ibid

(4)  Amnesty international

(5)  Land and post-conflict peace buildings, p.412

(6)  Land rights in Cambodia: an unfinished reform, p.2

(7)  Land and post-conflict peace buildings, p.418

(8)  Le Temps

(9)  Land and post-conflict peace buildings, p.412

Références:

Williams, Rhodri C. 2013. “Title trough possession or position? Respect for housing, land and property rights in Cambodia”. Dans Jon Unruh, Rhodri Williams dir. Land and post-conflict peace building. Londres: Routledge, 411-434.

Sokbunthoeun, So. 2010. “Land rights in Cambodia: an unfinished reform”. Asia Pacific issues 97: 1-7.

Werly, Richard. « Le Cambodge dit non aux expropriations ». Le Temps (Genève), 5 août 2013

Libération conditionnelle pour Yorm Bopha. 2013. En ligne: http://www.cambodge-post.com/liberation-conditionnelle-pour-yorm-bopha/ (page consultée le 30 novembre 2013)

Cambodge: la prisonnière d’opinion Yorm Bopha libérée. 2013. En ligne : http://www.amnesty.fr/AI-en-action/Lutter-contre-la-pauvrete/Bidonvilles/Actualites/Cambodge-la-prisonniere-opinion-Yorm-Bopha-liberee-10101 (page consultée le 1e décembre 2013).

Photo: http://johnvink.com/story.php?title=Cambodia_Quest_for_Land5&page=6

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