Par Audrey-Maud Tardif
L’enjeu de la redistribution des terres aux Philippines possède des racines qui remontent à loin. L’administration coloniale espagnole (1521-1898) et américaine (1899-1946) ayant permis à de grandes familles de contrôler la majorité des terres agricoles, les soulèvements ruraux font partie intégrante de l’histoire du pays. Après des décennies de réformes agraires, la question de la distribution des terres demeure d’actualité : à la ville, des gens se mobilisent encore sur une base régulière[1] et l’agitation rurale subsiste comme menace latente à la stabilité politique et économique. Les revendications pour la redistribution des terres prennent une forme plus radicale en la branche armée du parti communiste (NPA), qui mobilise plus de 4500 rebelles armés présents dans 69 des 80 provinces philippines [2]. Pourquoi la distribution des terres aux Philippines mobilise-t-elle encore autant la population aujourd’hui?
Le plus récent programme de réformes agraires (CARP), adopté en 1988 sous Corazon Aquino (1986-1992)[3], avait pour objectif de redistribuer 10.3 millions d’hectares à 4 millions de paysans[4] et d’offrir des services de soutien (crédit, infrastructures, etc.)[5]. La diminution des fonds publics et la multiplication des contentieux encouragèrent le gouvernement philippin, à partir de 1999, d’implanter également le programme de réforme agraire de la Banque Mondiale, dont le mécanisme de distribution des terres est la vente soumise aux lois du marché[6]. En 2009, CARP est amendé et prolongé de 5 ans[7].
Officiellement, les réformes agraires peuvent paraître une réussite : la moitié des terres agricoles du pays aurait été distribuée au 2/5 de la population rurale[8]. Toutefois, le scénario ne semble pas aussi prometteur qu’il n’y parait au premier abord. D’abord, la situation économique des bénéficiaires ne s’est pas améliorée plus que celle d’autres paysans[9]. En fait, les terres semblent plutôt avoir été redistribuées en faveur des élites[10]. Les réformes agraires auraient contribué à consolider leur contrôle des terres agricoles, surtout les plus fertiles, qui sont la propriété de quelques familles seulement[11]. En fin de compte, 1% de la population possèdent plus de la moitié des terres cultivées[12] et 70% des habitants ruraux seraient toujours sans terre[13]. Comment expliquer que les réformes agraires n’aient pas fourni des résultats plus concluants après deux décennies?
D’une part, les élites agraires ont développé diverses stratégies pour nuire à la redistribution de leurs terres : spéculation, qui rendent les terres financièrement inaccessibles pour les petits paysans[14], résistance physique grâce à des armées privées[15], accusations légales contre les bénéficiaires[16] pour entraîner leur destitution[17], ou encore conversion de terres agricoles en zones commerciales, touristiques ou industrielles pour éviter la redistribution[18]. En outre, conformément à CARP[19], nombreuses sont les élites agraires ayant distribué leurs terres à des membres de leur famille[20], comme ce fut le cas de 16 anciens propriétaires sur 17 de terres distribuées à Zambales[21]. Plusieurs d’entre eux habitaient en outre à Manille, voire aux États-Unis, mais ont tout de même été inclus dans le 20% des bénéficiaires qui, en 2004, avait reçu des services de soutien du gouvernement[22]. Ainsi, les paysans pauvres, la cible première des programmes de réformes agraires, semblent n’avoir reçu qu’une part limitée du gâteau[23]. En outre, de nombreuses terres publiques distribuées faisaient déjà l’objet de revendications territoriales de communautés autochtones. Dans la plupart des cas, celles-ci se sont retrouvées perdantes, ou encore ont été obligées d’acheter des terres qu’elles considéraient déjà leur appartenir[24].
D’autre part, l’ampleur de ces manœuvres s’explique en grande partie grâce aux caractéristiques de l’État philippin ; un État faible, capturé par les intérêts des élites, un État néo-patrimonial[25]. À défaut d’avoir une bureaucratie indépendante forte, chaque régime a pu diverger de l’intégrité des réformes pour répondre aux intérêts de son clan : exemption de la plantation familiale d’Aquino (Hacienda Luisita)[26], nombre élevé de conversion de terres sous Fidel V. Ramos (1992-1998)[27], multiplication des résiliations de contrats sous Joseph E. Estrada (1998-2001)[28], coupure drastique de fonds sous Gloria Macapagal Arroyo (2001-2010), etc. En outre, la faiblesse bureaucratique a laissé un registre de propriété des terres peu fiable et aisément manipulable par les puissantes élites locales. La décentralisation des réformes agraires a également favorisé leur influence sur les processus de redistribution.
Finalement, le contrôle des terres rurales par les grandes familles agraires aux Philippines demeure encore aujourd’hui, malgré les multiples réformes agraires. La redistribution des terres a été effectuée, dans bien des cas, à l’avantage des élites, et ce grâce au pouvoir que celles-ci peuvent exercer sur l’État, vu sa faiblesse bureaucratique. On comprend alors mieux pourquoi la population philippine se mobilise encore aujourd’hui autour de cet enjeu. Malgré ses échecs répétés, la réforme agraire demeure néanmoins souvent évoquée dans la pratique discursive des politiciens[29]. Peut-être est-ce parce que son rôle premier est davantage la pacification des tensions rurales qu’une redistribution réelle des moyens de production?
Quelques liens vidéos :
Petit documentaire sur la « grève de la faim » de paysans philippins revendiquant l’accès à leurs terres : http://www.youtube.com/watch?v=gQYbitPj7Xc
Documentaire décrivant bien les difficultés liées à l’implantation de CARP et les revendications paysannes : http://www.youtube.com/watch?v=KDSn_kPaTJo&playnext=1&list=PL936B7B7515CF0F16&feature=results_video
Références
Adriano L., Joel. 2009. « Agrarian dystopia in the Philippines ». Asia Times Online, Southeast Asia (5 Juin). En ligne. http://www.atimes.com/atimes/Southeast_Asia/KF05Ae02.html (Page consultée le 12 décembre 2012).
Bello, Walden. 2005. The Anti-Development State : The Political Economy of Permanent Crisis in the Philippines. Londres: Zed Books Ltd.
Bello, Walden. 2009. The Food Wars. Verso : Londres.
Borras M., Saturnino. 2007. « ‘Free Market’, Export-led Development Strategy and Its Impact on rural Livelihoods, Poverty and Inequality: The Philippine Experience Seen from a Southeast Asian Perspective ». Reviews of International Political Economy 14 (1) : 143-175.
Borras M, Saturnino Jr, Carranza, Danilo et Jennifer C Franco. 2007. « Anti-poverty or Anti-poor? The World Bank’S market-led agrarian reform experiment in the Philippines ». Third World Quarterly 28 (8) : 1557-1576.
Concepcion Cruz, Maria, Meyer A., Carrie, Repetto, Robert et Richard Woodward. 1992. Population Growth, Poverty, and Environmental Stress: Frontier Migration in the Philippines and Costa Rica. World Resources Institute.
Kane, Solomon. 2012. « Philippines ». dans L’Asie du Sud-Est 2012 Les Évènements majeurs de l’année. Jammes, Jérémy et Benoît de Tréglodé, dir. Les Indes savantes : Paris et IRASEC : Bangkok.
Gordoncillo L., Prudenciano. 2012. « The Economic Effects of the Comprehensive Agrarian Reform Program in the Philippines ». J.ISSAAS 18 (1) : 76-86.
Kohli, Atul. 2004. State-Directed Development – Political Power and Industrialization inthe Global Periphery. New York : Cambridge University Press. Conclusion : 381-419.
Philippines. Comprehensive Agrarian Reform Law of 1988 (Republic Act 6657), 10 Juin 1988. En ligne. http://www.chanrobles.com/legal4agrarianlaw.htm#.UMtluW-ZSSo (Page consultée le 11 décembre 2012).
Philippines. Republic Act 9700, 7 Août 2009. En ligne. http://www.chanrobles.com/republicacts/republicactno9700.php (Page consultée le 11 décembre 2012).
Van den Top, Gerhard. 2003. The Social Dynamics of Deforestation in the Philippines Actions, Options and Motivations. Nias Press : Copenhague.
Notes
[1] Voici quelques photos en guise d’exemple :
http://www.demotix.com/photo/1270776/farmers-march-palace-demand-genuine-land-reform-manila?lbclear=58 (Juin 2012)
http://www.demotix.com/news/1531993/farmers-protest-comprehensive-agrarian-reform-program-manila#media-1531988 (Octobre 2012)
[2] Kane, Solomon.. 2012. « Philippines ». dans L’Asie du Sud-Est 2012 Les Évènements majeurs de l’année. Jammes, Jérémy et Benoît de Tréglodé, dir. Les Indes savantes : Paris et IRASEC : Bangkok : 215-216.
[3] Philippines. Comprehensive Agrarian Reform Law of 1988 (Republic Act 6657), 10 Juin 1988. En ligne. http://www.chanrobles.com/legal4agrarianlaw.htm#.UMtluW-ZSSo (Page consultée le 11 décembre 2012).
[4] Borras M, Saturnino Jr, Carranza, Danilo et Jennifer C Franco. 2007. « Anti-poverty or Anti-poor? The World Bank’s market-led agrarian reform experiment in the Philippines ». Third World Quarterly 28 (8) : 1559.
[5] Adriano L., Joel. 2009. « Agrarian dystopia in the Philippines ». Asia Times Online, Southeast Asia (5 Juin). En ligne. http://www.atimes.com/atimes/Southeast_Asia/KF05Ae02.html (Page consultée le 12 décembre 2012).
[6] Borras M, Saturnino Jr, Carranza, Danilo et Jennifer C Franco. 2007. « Anti-poverty or Anti-poor? The World Bank’s market-led agrarian reform experiment in the Philippines ». Third World Quarterly 28 (8) : 1558.
[7] Philippines. Republic Act 9700, 7 Août 2009. En ligne. http://www.chanrobles.com/republicacts/republicactno9700.php (Page consultée le 11 décembre 2012).
[8] Borras M., Saturnino. 2007. « ‘Free Market’, Export-led Development Strategy and Its Impact on rural Livelihoods, Poverty and Inequality: The Philippine Experience Seen from a Southeast Asian Perspective ». Reviews of International Political Economy 14 (1) : 163.
[9] Gordoncillo L., Prudenciano. 2012. « The Economic Effects of the Comprehensive Agrarian Reform Program in the Philippines ». J.ISSAAS 18 (1) : 76-86.
[10] Borras M, Saturnino Jr, Carranza, Danilo et Jennifer C Franco. 2007. « Anti-poverty or Anti-poor? The World Bank’s market-led agrarian reform experiment in the Philippines ». Third World Quarterly 28 (8) : 1558.
[11] Concepcion Cruz, Maria, Meyer A., Carrie, Repetto, Robert et Richard Woodward. 1992. Population Growth, Poverty, and Environmental Stress: Frontier Migration in the Philippines and Costa Rica. World Resources Institute : 25.
[12] Van den Top, Gerhard. 2003. The Social Dynamics of Deforestation in the Philippines Actions, Options and Motivations. Nias Press : Copenhague : 52.
[13] Bello, Walden. 2009. The Food Wars. Verso : Londres : 67.
À la fin des années 80, c’est également 70% des paysans qui étaient sans terre.
Borras M., Saturnino. 2007. « ‘Free Market’, Export-led Development Strategy and Its Impact on rural Livelihoods, Poverty and Inequality: The Philippine Experience Seen from a Southeast Asian Perspective ». Reviews of International Political Economy 14 (1) : 147.
[14] Par exemple, la famille Floriendo a demandé en 1997 un prix démesurément élevé pour leurs terres bananières, soit 15 000$/hectare, comparativement à sa valeur évaluée par le gouvernement de 5 500$/hectare.
Borras M, Saturnino Jr, Carranza, Danilo et Jennifer C Franco. 2007. « Anti-poverty or Anti-poor? The World Bank’s market-led agrarian reform experiment in the Philippines ». Third World Quarterly 28 (8) : 1561.
[15] Bello, Walden. 2005. The Anti-Development State : The Political Economy of Permanent Crisis in the Philippines. Londres: Zed Books Ltd : 59, 67.
[16] Pratique répandue, nommée Bigay-Bawi : un grand propriétaire terrien qui, désirant retrouver ses terres perdues, porte des accusations légales contre le nouveau propriétaire. Au final, le plus puissant gagne et le titre de propriété du paysan est révoqué.
Bello, Walden. 2005. The Anti-Development State : The Political Economy of Permanent Crisis in the Philippines. Londres: Zed Books Ltd : 53.
[17] Il y a de nombreuses évidences de destitution.
Borras M, Saturnino Jr, Carranza, Danilo et Jennifer C Franco. 2007. « Anti-poverty or Anti-poor? The World Bank’s market-led agrarian reform experiment in the Philippines ». Third World Quarterly 28 (8) : 1562.
[18] Des dizaines de milles de terres agricoles ont été converties en des centres commerciaux, ou encore à des usages industriels au début des années 1990 afin d’éviter l’expropriation de terres.
Borras M., Saturnino. 2007. « ‘Free Market’, Export-led Development Strategy and Its Impact on rural Livelihoods, Poverty and Inequality: The Philippine Experience Seen from a Southeast Asian Perspective ». Reviews of International Political Economy 14 (1) : 164.
[19] Philippines. « Chapitre 7 ». Comprehensive Agrarian Reform Law of 1988 (Republic Act 6657), 10 Juin 1988. En ligne. http://www.chanrobles.com/legal4agrarianlaw.htm#.UMtluW-ZSSo (Page consultée le 11 décembre 2012).
[20] Bello, Walden. 2009. The Food Wars. Verso : Londres : 64.
[21] Borras M, Saturnino Jr, Carranza, Danilo et Jennifer C Franco. 2007. « Anti-poverty or Anti-poor? The World Bank’s market-led agrarian reform experiment in the Philippines ». Third World Quarterly 28 (8) : 1562.
[22] Borras M., Saturnino. 2007. « ‘Free Market’, Export-led Development Strategy and Its Impact on rural Livelihoods, Poverty and Inequality: The Philippine Experience Seen from a Southeast Asian Perspective ». Reviews of International Political Economy 14 (1) : 163.
[23] Ibid., 1572.
[24] Borras M, Saturnino Jr, Carranza, Danilo et Jennifer C Franco. 2007. « Anti-poverty or Anti-poor? The World Bank’s market-led agrarian reform experiment in the Philippines ». Third World Quarterly 28 (8) : 1567-1569.
[25] Kohli, Atul. 2004. State-Directed Development – Political Power and Industrialization inthe Global Periphery. New York : Cambridge University Press : 394-395.
[26] Bello, Walden. 2009. The Food Wars. Verso : Londres : 63.
[27] Bello, Walden. 2005. The Anti-Development State : The Political Economy of Permanent Crisis in the Philippines. Londres: Zed Books Ltd : 49.
[28] Ibid., 53.
[29] Adriano L., Joel. 2009. « Agrarian dystopia in the Philippines ». Asia Times Online, Southeast Asia (5 Juin). En ligne. http://www.atimes.com/atimes/Southeast_Asia/KF05Ae02.html (Page consultée le 12 décembre 2012).