Par Audrey-Maud Tardif
En Asie du Sud-Est, les Philippines maintiennent, depuis plusieurs décennies, le plus haut taux de déforestation[1]. La surface forestière du pays, qui était d’environ 90% dans les années 30, se situait aux alentours de 20% en 2007[2]. Historiquement, l’exploitation forestière commerciale fut la première cause de déforestation[3]. Aujourd’hui, ce serait plutôt l’expansion des terres agraires aux frontières[4]. Comment expliquer le défrichement des forêts pour l’agriculture et quelles en sont ses conséquences?
Le DENR (Département de l’environnement et des ressources naturelles) identifie la croissance de la population comme la cause primaire de la déforestation aux Philippines[5]. Bien que cette explication semble à première vue plausible, la relation ne semble pas évidente lorsqu’on considère qu`en 2010, le taux de croissance net de la population rurale aux Philippines était de -0.49%[6]. Une autre explication est celle de l’économie de marché orientée vers les exportations[7]. Le besoin pour les Philippines d’augmenter leur compétitivité, combinée au faible rendement des terres déjà cultivées, favoriseraient le défrichement. Dans les hautes terres, en effet, les gains de productivité ont été atteints par une expansion des aires cultivées plutôt que par une amélioration du rendement[8].
Les politiques de développement des Philippines semblent également avoir contribué à aggraver le problème de déforestation, notamment en maintenant un niveau de pauvreté rural élevé[9]. Le manque d’opportunité d’emploi en agriculture et dans l’industrie rurale[10] a encouragé la recherche de terres arables au-delà des frontières cultivées[11]. En outre, des programmes gouvernementaux finançaient leur établissement dans les hautes terres, notamment via des projets de distribution gratuite de semences de maïs hybride aux fermiers[12]. Des compagnies, par exemple San Miguel, entraient ensuite directement en contrat avec les nouveaux producteurs, garantissant l’achat de leur récolte s’ils utilisaient les semences, les produits agro-chimiques et les pratiques qu’ils spécifiaient[13]. Ces offres furent considérées comme une opportunité en or, d’autant plus qu’elles concédaient indirectement aux fermiers des droits d’exploitation sur des terres publiques.
De telles politiques de développement soulignent le faible respect du droit de propriété national des forêts aux Philippines[14] ce qui, dans un État où la population exerce déjà une pression sur les ressources, favorise le défrichement[15]. Cela démontre du même coup les heurts entre les objectifs politiques de développement durable et les intérêts économiques particuliers. La difficulté de l’État philippin de concilier les sphères politiques et économiques en un projet cohérent à long terme (ce qu’exige la préservation des forêts) peut s’expliquer par ses caractéristiques néo-patrimoniales[16]. Selon cette perspective, l’absence de bureaucratie forte et indépendante[17] fait en sorte que l’État est sans cesse capturé par les intérêts de la classe dominante, d’où l’opportunisme et le manque de cohérence des projets à long terme[18]. Autrement dit, les intérêts économiques et les politiques de développement à court terme encouragent l’exploitation des ressources nationales, ce qui nuit à la préservation des forêts aux Philippines, cela au détriment de l’intérêt national.
En effet, l’expansion des terres agraires au détriment des surfaces forestières comporte plusieurs conséquences. D’une part, la déforestation serait le principal facteur de dégradation environnementale aux Philippines[19]. Elle contribuerait, entre autres, à l’érosion des sols, dont 74 à 81 millions de tonnes seraient annuellement perdues dans les hautes terres à cause de l’agriculture[20]. Déjà, au tournant du siècle, entre 63% et 77% des terres du pays étaient affecté par l’érosion[21] La dégradation constante des sols cause un problème majeur pour la population rurale, demeurée dépendante de l’agriculture pour sa subsistance[22]. En outre, un cercle vicieux s’enclenche : la diminution du rendement des terres incite à l’utilisation croissante de produits chimiques afin d’augmenter la productivité, lesquels contaminent les sols, exacerbant ainsi leur dégradation. Les incitatifs à la culture du maïs hybride (très érosive) dans les écosystèmes fragiles des hautes terres ne font qu’aggraver le phénomène. La dégradation des sols n’est pas sans affecter la compétitivité des Philippines sur le marché international, ce qui engendre des pertes et nuit au développement de l’État dans son ensemble.
La déforestation a également accentué la vulnérabilité des Philippins face aux aléas naturels. En perturbant les systèmes hydrologiques, la capacité de rétention d’eau des sols a diminué, voire s’est perdue, ce qui rend la population plus vulnérable aux sécheresses et aux inondations soudaines[23]. Dans un État frappé par des dizaines de typhons annuellement, cela a des conséquences désastreuses. En plus d’augmenter la probabilité et la gravité des inondations lors des typhons, la déforestation augmente les risques de glissements[fp1] de terrain. Certains emportent de grandes portions de territoires, comme ce fut par exemple le cas dans la ville d’Ormoc en 1991 et dans la région de Southern Leythe et de Surigao del Norte en décembre 2003[24]. L’importance de reboiser le territoire comme moyen préventif de diminuer la vulnérabilité des populations face aux aléas naturels s’avère d’autant plus grande que la fréquence des désastres naturels semblent s’accroitre ces dernièeres années avec les changements climatiques[25].
Références
Arangkada Philippines. « Environment and Natural Disasters ». A Business Perspective. En ligne. http://www.investphilippines.info/arangkada/part-iv-general-business-environment/environment-and-natural-disasters/ (Page consultée le 14 décembre 2012).
Bello, Walden. 2005. The Anti-Development State : The Political Economy of Permanent Crisis in the Philippines. Londres: Zed Books Ltd.
Concepcion Cruz, Maria, Meyer A., Carrie, Repetto, Robert et Richard Woodward. 1992. Population Growth, Poverty, and Environmental Stress: Frontier Migration in the Philippines and Costa Rica. World Resources Institute.
Coxhead, Ian et Sisira Jayasuriya. 2004. « Development strategy and trade liberalization: implications for poverty and environment in the Philippines ». Environment and Development Economics 9 (5) : 613-644.
Kohli, Atul. 2004. State-Directed Development – Political Power and Industrialization inthe Global Periphery. New York : Cambridge University Press. Conclusion : 381-419.
Trading Economics. 2012. « Rural Population Growth (Annual %) in Philippines ». Philippines. En ligne. http://www.tradingeconomics.com/philippines/rural-population-growth-annual-percent-wb-data.html (Page consultée le 10 janvier 2013).
Van den Top, Gerhard. 2003. The Social Dynamics of Deforestation in the Philippines Actions, Options and Motivations. Nias Press : Copenhague.
Notes
[1]Voir figure 161 dans Arangkada Philippines. « Environment and Natural Disasters ». A Business Perspective. En ligne. http://www.investphilippines.info/arangkada/part-iv-general-business-environment/environment-and-natural-disasters/ (Page consultée le 14 décembre 2012).
[2] Voir figure 160 dans Arangkada Philippines. « Environment and Natural Disasters ». A Business Perspective. En ligne. http://www.investphilippines.info/arangkada/part-iv-general-business-environment/environment-and-natural-disasters/ (Page consultée le 14 décembre 2012).
[3] Coxhead, Ian et Sisira Jayasuriya. 2004. « Development strategy and trade liberalization: implications for poverty and environment in the Philippines ». Environment and Development Economics 9 (5) : 615.
[4] Ibid., 614-615.
[5] Van den Top, Gerhard. 2003. The Social Dynamics of Deforestation in the Philippines Actions, Options and Motivations. Nias Press : Copenhague : 51.
[6] Trading Economics. 2012. « Rural Population Growth (Annual %) in Philippines ». Philippines. En ligne. http://www.tradingeconomics.com/philippines/rural-population-growth-annual-percent-wb-data.html (Page consultée le 10 janvier 2013).
[7] Van den Top, Gerhard. 2003. The Social Dynamics of Deforestation in the Philippines Actions, Options and Motivations. Nias Press : Copenhague : 52.
[8] Coxhead, Ian et Sisira Jayasuriya. 2004. « Development strategy and trade liberalization: implications for poverty and environment in the Philippines ». Environment and Development Economics 9 (5) : 615.
[9] Ibid., 640.
[10] Ibid., 614, 620.
[11] Van den Top, Gerhard. 2003. The Social Dynamics of Deforestation in the Philippines Actions, Options and Motivations. Nias Press : Copenhague : 52.
[12] Coxhead, Ian et Sisira Jayasuriya. 2004. « Development strategy and trade liberalization: implications for poverty and environment in the Philippines ». Environment and Development Economics 9 (5) : 617-618.
Et Van den Top, Gerhard. 2003. The Social Dynamics of Deforestation in the Philippines Actions, Options and Motivations. Nias Press : Copenhague : 145.
[13] Van den Top, Gerhard. 2003. The Social Dynamics of Deforestation in the Philippines Actions, Options and Motivations. Nias Press : Copenhague : 143, 145.
[14] Philippines. 1987. « Article XII, Section 2 ». Philippine Constitution.
[15] Concepcion Cruz, Maria, Meyer A., Carrie, Repetto, Robert et Richard Woodward. 1992. Population Growth, Poverty, and Environmental Stress: Frontier Migration in the Philippines and Costa Rica. World Resources Institute : 3, 72.
[16] Kohli, Atul. 2004. State-Directed Development – Political Power and Industrialization inthe Global Periphery. New York : Cambridge University Press. Conclusion : 394-395.
[17] Bello, Walden. 2005. The Anti-Development State : The Political Economy of Permanent Crisis in the Philippines. Londres: Zed Books Ltd : 284-285.
[18] Kohli, Atul. 2004. State-Directed Development – Political Power and Industrialization inthe Global Periphery. New York : Cambridge University Press. Conclusion : 374.
[19] Arangkada Philippines. « Environment and Natural Disasters ». A Business Perspective. En ligne. http://www.investphilippines.info/arangkada/part-iv-general-business-environment/environment-and-natural-disasters/ (Page consultée le 14 décembre 2012).
[20] Coxhead, Ian et Sisira Jayasuriya. 2004. « Development strategy and trade liberalization: implications for poverty and environment in the Philippines ». Environment and Development Economics 9 (5) : 616.
[21] (FMB, 1998) dans Coxhead, Ian et Sisira Jayasuriya. 2004. « Development strategy and trade liberalization: implications for poverty and environment in the Philippines ». Environment and Development Economics 9 (5) : 616.
[22] Coxhead, Ian et Sisira Jayasuriya. 2004. « Development strategy and trade liberalization: implications for poverty and environment in the Philippines ». Environment and Development Economics 9 (5) : 617.
[23] Ibid., 616-617.
[24] Bello, Walden. 2005. The Anti-Development State : The Political Economy of Permanent Crisis in the Philippines. Londres: Zed Books Ltd : 218.
[25] Voir figure 162 dans Arangkada Philippines. « Environment and Natural Disasters ». A Business Perspective. En ligne. http://www.investphilippines.info/arangkada/part-iv-general-business-environment/environment-and-natural-disasters/ (Page consultée le 14 décembre 2012).