La démocratie et la croissance économique? Le cas de la Thaïlande

Par Hoai-An Tran

Saijai, mon amie thaïlandaise, dit qu’elle aime la démocratie. Semblable à une très large majorité de ses concitoyens, Saijai est confiante que la démocratie saura régler les problèmes de son pays[1]. Une assurance plutôt rationnelle considérant la multiplication par quarante du revenu annuel par habitant depuis l’institution de la monarchie constitutionnelle en 1932[2]. Ainsi, le «miracle économique» thaïlandais serait-il attribuable au développement d’une démocratie au pays?

En théorie, une démocratie devrait apporter plus de transparence et de participation civile dans les processus de décisions pour un marché plus juste[3] et plus prospère. Un progrès possible seulement dans un contexte de stabilité politique et de paix[4] – ce qui n’est pas le cas de la Thaïlande. Malgré la tenue fréquente d’élections, le pays a été le théâtre de dix-huit coups militaires depuis l’arrivée du premier Premier Ministre. Toutefois, l’instabilité politique  n’a pas été un obstacle au développement de l’économie du pays[5].  Ainsi, loin de résulter d’un mouvement démocratique, le succès économique thaïlandais découlerait plutôt d’une main mise successive de gouvernements à tendances autoritaires capables de répondre aux besoins des stimuli économiques extérieurs[6].

Tout d’abord,  l’assemblée nationale nouvellement créée après le coup de 1932 entreprit un projet de développement des capacités nationales  en misant sur une industrie domestique forte et d’un marché intérieur étendu[7]. Un effort qui fut non seulement maintenu malgré les coups militaires de 1947 et 1951, mais porté à son apogée avec le régime autoritaire de Sarit Dhanarajata (1953). En effet, Sarit su tirer avantage du contexte de la guerre froide afin de concrétiser ces projets de modernisation. Alors que la Banque Mondiale soutint son développement industriel, l’imminence de la guerre du Vietnam garantit l’assistance américaine. Plus précisément, ce sont 797 millions $ sous forme d’investissements directs et d’aide militaire qui furent offerts par les États-Unis[8]. Conséquemment, la croissance déjà rapide de 5% par année au début de ce « projet national » s’accrue à 7,25%[9] en moyenne dans les années 60.

Les développements politiques subséquents réitèrent la preuve de cette division entre évolution démocratique et santé économique en Thaïlande. En effet, après une longue domination militaire, l’existence d’un règne civil au lendemain du mouvement étudiant de 1973 fut très brève. D’abord, les élections faillirent à former un gouvernement majoritaire capable d’assurer une stabilité sociale propice à une croissance des marchés. Un équilibre d’autant plus martelé en raison de la chute de Saigon et de la montée d’un communisme régional qui accentuèrent les manifestations civiles et les violences partisanes[10]. Simultanément, la formation du nouveau gouvernement ne permit pas à la classe entreprenante modérée de s’assurer une représentation adéquate pour exprimer ses visions économiques[11] ; un musèlement qui, combiné à une crise du prix du pétrole, présagea inflation et récession à l’horizon.

La catastrophe économique fut néanmoins évitée de justesse par l’arrivée en jeu du Japon, alors en pleine expansion industrielle. Dès 1977, ce dernier représentait à lui seul le tiers des capitaux enregistrés en Thaïlande, soit deux fois plus que les États-Unis[12]. Il demeure que le mérite du fleurissement de ce financement revient au climat de stabilité qu’instaura le Général Prem Tinsulanonda (1980). À cheval entre un régime militaire et des penchants démocratiques (puisqu’il avait restauré les politiques parlementaires) ; Prem avait réorienté son pays vers une économie d’exportation selon les nouveaux besoins nationaux et internationaux. Initiant des demandes de fonds d’investissements auprès des grandes institutions internationales, le dirigeant avait ainsi érigé les piliers nécessaires au boom économique à venir de 1987-96. Il est donc évident que la croissance exceptionnelle de cette période fut possible grâce à l’impulsion des fonds étrangers[13] et d’une réponse adéquate de Prem.

Toutefois, libéralisation et emprunts mèneront à la crise d’endettement de 1997[14] qui apportera au pouvoir l’homme d’affaire Thaksin Shinawatras. Celui-ci réussira non seulement à sortir le pays de la crise, mais à rétablir son taux de production à 6,1% (2004)[15]. Bien que l’assise au pouvoir de Thaksin découlera  d’une légitimité démocratique, il n’en sera pas de même pour ses méthodes. En d’autres mots, Thaksin saura manipuler la majorité parlementaire, que lui conférera  le processus électoral, afin de transformer son parti (Thai Rak Thai) en un « one man show[16] ». En plein contrôle, Thaksin sera ainsi en mesure d’imposer son idéale pro-globalisation et de réagir rapidement à la demande croissante d’importations des nouveaux marchés de l’ASEAN et de la Chine[17]. Corruption, répression policière, écartement d’adversaires politiques et oppression de la liberté de presse ; c’est par un pouvoir quasi-autoritaire que Thaksin parviendra donc à ses fins.

Ceci étant dit, un développement économique assez constant depuis 1932, malgré de nombreux soubresauts politiques, nous porte à chercher les causes du « miracle économique » au-delà d’un développement relatif de la démocratie en Thaïlande. Bien que l’évolution économique et démocratique aient pris des chemins parallèles (à noter que celui de la démocratie fut beaucoup plus sinueux), le succès du premier semble plutôt avoir été initié et concrétisé par des conjonctures internationales[18] (ex : guerre du Vietnam) auxquelles ont bien répondu les divers régimes. Toutefois, rien n’empêche le fait que la démocratie et l’économie s’entrecoupent davantage dans le futur. En effet, les mobilisations civiles gigantesques de 2006 et 2008, dénonçant la corruption des dirigeants passés, sont en train de consolider un pavé vers un système politique plus juste et transparent. Saijai peut donc continuer à aimer la démocratie ; un jour, peut-être, la réalité sera à la hauteur de ses illusions.

 Image 1 - Airport

 Crédit : http://ndn.newsweek.com/media/41/thailand-protest-airports-wide-horizontal.jpg

BIBLIOGRAPHIE

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[1] Robert B. Albritton et Thawilwadee Bureekul (2002), p.9

[2] BBC News (2007), en ligne, « Why Thailand’s King is so Revered»

[3] Juliana Ribeiro (2005), en ligne.

[4] Amelia Santos-Paulino et A.P. Thirlwall (2004), p. F12

[5] Kevin Hewison (1999), p. 408

[6] Liam Ryam (2000), p.807

[7] Jasper Goss et David Burch (2001), p. 969

[8] Voir Jasper Goss et David Burch (2001), p.974

[9] Voir Jasper Goss et David Burch (2001), p.975

[10] Dominique Caouette (2006), en ligne.

[11] Michael Kelly Connors (2006), p.102

[12] Voir Jasper Goss et David Burch (2001), p.979

[13] Voir Kevin Hewison (1999), p. 407

[14] Voir Dominique Caouette (2006), en ligne.

[15] Banque Mondiale (2005), p. 10

[16] Johnathan Leightner (2007), p.66

[17] Voir Johnathan Leightner (2007), p.71

[18] Voir Kevin Hewison (1999), p. 407


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