La Thaïlande: De la neutralité au concept de semi-colonialisme

par Mélanie Boudreault

Comment se fait-il que la Thaïlande est le seul pays de la région de l’Asie du Sud-Est n’ayant pas été colonisé, mais qu’il partage, tout de même, avec les autres pays des caractéristiques reliées à la colonisation? Face à la colonisation, tous les États de la région sont confrontés aux défis reliés à la construction d’un État-Nation à travers un territoire multiethnique. Le concept de semi-colonialisme sert à expliquer la présence de ces différents phénomènes au sein de l’histoire thaïlandaise qui s’expriment par le biais d’une dualité entre les caractéristiques d’un pays colonisé à l’intérieur d’un État souverain. Plus précisément, le semi-colonialisme permet d’expliquer et de comprendre la construction de l’identité Thaïe à travers le nationalisme propre à ce pays. Ce concept sert également de base pour les études postcoloniales, il permet ainsi aux chercheurs d’analyser la Thaïlande du point de vue colonial tout en respectant sa particularité de pays non colonisé. Il permet donc, d’expliquer la coexistence de deux phénomènes au sein de la réalité thaïlandaise soit la domination coloniale, malgré sa non-colonisation.

Tout d’abord, comme l’a démontré Pierre Fiola à travers son billet intitulé La politique de neutralité de la Thaïlande jusqu’à la 2e Guerre Mondiale , la Thaïlande a su conserver son indépendance en concluant des ententes, plus souvent inéquitables, avec les différents empires coloniaux. Ces ententes concernaient un partage du territoire avec les France, qui entretenait une relation de protectorat avec le Laos et le Cambodge, et des traités d’ordre économique avec les Britanniques. L’empire Britannique, quant à lui, était installé en Malaisie et contrôlait le détroit de Malacca. Le royaume du Siam (la Thaïlande à l’époque) servait donc, d’État tampon entre ces deux puissances. La fonction d’un État tampon est de «prévenir l’éventualité de conflits directs entre deux puissances ainsi séparées»[1]. La matérialisation des traités économiques avec les Britanniques se faisait à Bangkok où la monarchie Chakri représentait le centre qui fournissait des commodités économiques. Cette région est devenue pour la Grande-Bretagne un important dépôt de riz (Jackson, Peter A. 2007, 335). Cette entente de libre-échange faisait profiter les Britanniques de tarifs douaniers préférentiels sur les produits thaïlandais. Cette situation s’apparente à une méthode de colonisation utilisée par les Britanniques dans plusieurs pays, soit la colonisation indirecte. Ce type de colonisation est appliqué lorsque le pays colonisateur, laisse les autorités traditionnelles en place et dirige à partir de ces derniers. En utilisant cette méthode, les Britanniques utilisent la légitimité politique des dirigeants en place pour mettre la main sur les avantages économiques convoités. C’est pourquoi plusieurs considèrent la relation économique entre la Thaïlande et la Grande-Bretagne comme une relation de semi-colonialisme.

À travers cette relation économique, le Siam dut se soumettre à l’ordre économique international où les pays européens jouaient déjà un rôle dominant. De plus, «l’intégration du Siam aux lois internationales n’a pas seulement fourni au pays un cadre concernant ses relations diplomatiques, il introduit le pays dans des concepts clés comme les lois, l’organisation administrative, la territorialité et l’identité nationale»[2] . La monarchie a dû, comme les pays autres colonisés, s’adapter à l’ordre établi par les pays européens, tant au niveau économique que politique, et tant au niveau externe qu’interne. Cette adaptation suit une logique de colonisation, mais sans la puissance coloniale. Ainsi, le régime monarchique centralise le pouvoir, élimine l’autonomie des tributs semi-autonomes traditionnels, tout en faisant la promotion d’un développement économique nécessaire à la modernisation de l’État (Jackson, Peter A. 2007, 335). L’assimilation des tribus traditionnelles ou des groupes appartenant à une autre identité par l’armée du royaume de Chakri correspond à une logique de colonisation intérieure, mais sans la présence d’une force extérieure. La situation peut ainsi se définir comme un phénomène de colonisation interne où la monarchie joue le rôle de colonisateur (Jackson, Peter A. 2007, 335).

Ce colonialisme interne engendre également la construction du nationalisme thaïlandais. Comme plusieurs l’ont démontré, le nationalisme est un phénomène qui émerge, pour la plupart des pays, d’une présence coloniale. En Asie du Sud-Est, les mouvements nationaux sont confrontés à plusieurs défis dont la construction d’un État à travers une région multiethnique et composée de plusieurs religions. La Thaïlande n’échappe pas à cette logique, la monarchie en place joue le rôle de moteur du nationalisme et doit voir à la construction de la nation thaïlandaise. En s’intégrant au monde international par le biais des traités économiques, la Thaïlande doit construire une État moderne au sens occidental du terme, c’est-à-dire avec un territoire et une population qui se reconnait comme un tout. Dans ce processus, les technologies jouent un rôle important dans la modernisation proposée par la monarchie. Celle-ci utilise, entre autres, les moyens de communications de l’époque pour construire un imaginaire collectif thaïlandais et pour promouvoir la religion bouddhiste à travers sa population. La supériorité de l’identité Thaïe est véhiculée et démontrée par l’oppression de ces derniers envers les minorités autochtones non-thaïes. La culture, les traditions thaïes empreintes d’une modernité occidentale deviennent la norme à laquelle tous les différentes ethnies doivent se soumettre. L’exemple de l’assimilation des Malais musulmans du royaume de Pattani, illustre bien cette volonté d’homogénéisation de l’identité Thaïe. Victimes d’exclusion, ils ont dû abandonner leur noms de famille musulmans ainsi que leurs habits traditionnels (Rojanaphruk 2005, 296-297). La monarchie a également travaillé à l’élaboration de rituels nationaux pour recevoir les dirigeants étrangers et ainsi faire valoir aux yeux de ces derniers l’identité nationale thaïlandaise (Jackson, Peter A, 2004). Le concept de semi-colonialisme permet donc de comprendre le nationalisme thaïlandais ainsi que la construction de l’identité Thaïe, malgré son statut de pays non-colonisé.

[1] Philippe Boudreau et Claude Perron, Lexique de science politique, (Montréal : Les Éditions Chenelière Inc. 2006), 77.
[2]Traduction libre: «International law not only served as an institutional framework for the maintenance of diplomatic relations, but also embodied key concepts about law, administrative organization, territoriality, and national identity». Horowitz, Richard S. 2004. «International Law and State Transformation in China, Siam, and the Ottoman Empire during the Nineteenth Century». Journal of World History 15 (décembre) : 445-486.

Bilbiographie

Horowitz, Richard S. 2004. «International Law and State Transformation in China, Siam, and the Ottoman Empire during the Nineteenth Century». Journal of World History 15 (décembre) : 445-486.

Jackson, Peter A. 2007. «Autonomy and subordination in Thai history: the case for semicolonial analysis». Inter-Asia Cultural Studies 8 (January): 329-348.

Jackson, Peter A. 2004. « The Performative State: Semi-coloniality and the Tyranny of Images in Modern Thailand». Journal of social issues in Southeast Asia 19: 219-53.

Rojanaphruk, Pravit. 2005. «Thailand: Hidden Dimensions of ‘Thainess’: Violence and Militarism in the Culture of Politics». Militarising State, Society and Culture in Asia, Asian Exchange 20: 287-299.

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