Par Emmanuel Leroux-Nega
La plupart des pays de la région ont su développer un nationalisme territorial englobant la multitude de communautés et ethnies de leur pays. Ce n’est pas le cas de la Thaïlande : à travers la construction de l’identité thaïe et le contrôle de sa définition, les régimes autoritaires ont façonné le nationalisme thaïlandais. En élaborant un carcan identitaire très étroit, ils ont forcé la population thaïe à adopter certains comportements et à penser d’une certaine manière. Les individus, inconsciemment ou non, se soumettent au risque d’être qualifiés de non-Thaïs.
La Thaïlande est un des seuls pays du Sud-est asiatique à s’être construit autour d’un nationalisme identitaire. Or, ce nationalisme identitaire thaïlandais ne s’est pas développé seul. Il a été construit par les régimes autoritaires successifs et dirigé selon des objectifs très précis et ne suivant pas un chemin que l’on pourrait décrire de « libre » . De plus, ces différents régimes, qu’ils soient monarchiques ou militaires, ont laissé une impression profonde sur la façon dont le nationalisme et l’identité nationale sont perçus et vécus en Thaïlande. L’idée même de l’identité thaïe, qui est aujourd’hui répandue à la majorité de la population et du pays, est issue de la volonté de régimes autoritaires.
L’unification identitaire du pays était essentielle aux régimes autoritaires afin qu’ils puissent étendre leur emprise sur l’ensemble du territoire. Les régimes en place ont donc travaillé à imposer à la multitude de communautés et ethnies une identité nationale unique. Cette identité thaïe fut basée sur celle des habitants du centre du pays et axée autour de deux éléments : la langue thaïe et la religion bouddhiste [1].
Débuté par le Roi Rama 4 et poursuivi par les régimes autoritaires successifs, le processus est une « adoption et une adaptation d’une définition ethnocentrique occidentale du nationalisme » . L’expression « Thaï », inventée alors, est une dérive de « taï » signifiant « libre » [2]. Il est aussi accompagné du développement de la notion de thaïness. Est inclus et bien tout ce qui est « thaï » et est exclu tout ce qui est « non-thaï » (un-thaï). La construction de l’identité nationale s’est faite autour d’un axe d’exclusion / inclusion.
La plus grande insulte, le plus grand geste d’exclusion pour un Thaïlandais est de se faire dire que ce qu’il est ou ce qu’il fait est « non-thaï ». Ainsi, la notion de thainess est fréquemment utilisée comme outil d’exclusion et de répression par l’État. Les différents régimes s’assurent un certain contrôle de la société [3].
Dans un article dans « The Nation », le Dr. Pavin Chachavalpongpun, auteur de « A plastic nation » , explique qu’une grande partie de la vie politique thaïlandaise actuelle s’est développée et s’opère selon cet axe « thaï » « non-thaï » [4]. Les partis se réclament tous comme étant les meilleurs défendeurs des valeurs thaïs et accusent leurs adversaires d’être non-thaïs. Ainsi, non pas satisfaits d’avoir créé l’identité thaïe, les régimes autoritaires la façonnent au quotidien afin de s’assurer un plus grand contrôle sur la société thaïlandaise et de museler la critique.
La construction de l’identité thaïlandaise s’est aussi faite en opposition à celle de son principal voisin, la Birmanie. Selon le Dr. Chachavalpongpun, l’élite politique thaïlandaise a intentionnellement instauré deux concepts que sont tam kon farang et khwampenthai (« chien de poche des occidentaux » et « être thaï »). Le concept de thaïness est alors mis en opposition à l’ennemi birman (« tam kon farang »). Les élites politiques utilisent alors les deux concepts afin de légitimer leurs actions (eux sont de vertueux Thaïs, les autres, des chiens des Occidentaux). Toutefois, leurs actes vont principalement dans les intérêts personnels des élites et non de ceux de la nation thaïlandaise.
D’autres concepts sont aussi utilisés par les régimes pour asseoir leur contrôle sur la société. L’auteur donne aussi en exemple respect, loyauté, obéissance et bon comportement. Toutes des valeurs étant qualifiées de Thaïs.
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Références
[1] Rojanaphruk, Pravait. Thailand. Hidden dimensions of « Thainess » : Violence and militarism in the culture politics dans Militarising State, Society and Culture in Asia, Asian Exchange Vol.20 no.2 and Vol.21, No.1 (2005) : p. 293.
[2] Renard, Ronald D. Creating the other requires defining Thainess against which the other can exist: early-twentieth century definitions dans Southeast Asian Studies, Vol. 44No. 3 December 2006.
[3] Rojanaphruk, Pravait. Loc. cit. p. 294.
[4] Chachavalpongpun, Pavin. The Nation. Thailand is polarised by nationalism. En ligne. Page consultée le 9 juin 2008.