Par Julien Poirier Falardeau
Dès l’indépendance de l’Indonésie, la tension a commencé à monter entre la province de Aceh et le pouvoir central à Jakarta. Les causes de la tentation indépendantiste de ce qu’on appelle parfois la province rebelle ont souvent été associées, à tort, à la mouvance jihadiste. Elles se trouveraient plutôt dans un nationalisme typiquement Acehnais que dans la montée de l’islamisme dans la région.
Les premières tensions apparaissent au lendemain de l’indépendance de l’Indonésie. Les dirigeants religieux musulmans d’Aceh, les Ulemas, qui avaient soutenu le soulèvement dans l’espoir de voir naître un État musulman dans lequel les Acehnais auraient une grande autonomie, voient alors leurs revendications écartées [1]. L’État indonésien ne sera pas officiellement musulman et leur région, loin d’être autonome, sera en fait englobée dans une province rassemblant plusieurs territoires du nord de l’île de Sumatra. Sans abandonner le rêve de voir émerger un grand pays musulman, les Ulemas Acehnais joindront en 1953 un mouvement panindonésien, le Darul Islam, prônant l’islamisation de l’État indonésien. Les Acehnais partageaient alors à ce moment une certaine conception de ce que devrait être la société indonésienne de l’avenir avec une partie de ce qu’il jugeait être leurs compatriotes de l’archipel.
Si nous définissons le nationalisme comme étant un sentiment naissant sur un territoire donné lorsque ses habitants croient partager une même destinée, la participation des Acehais à la lutte d’indépendance puis au Darul Islam serait donc plus une manifestation de nationalisme indonésien plutôt qu’Acehnais [2]. De plus, si les actualités sont plus sujettes à présenter des minorités musulmanes dans des pays non musulmans réclamant l’autonomie ou l’indépendance pour des motifs religieux, comme les Tchétchènes en Russie orthodoxe, la religion devrait, dans le cas qui nous intéresse, se poser comme un facteur unificateur. En effet, les habitants d’Aceh partagent leur foi avec nombre d’habitants de l’Indonésie, qui se trouve à être le pays musulman le plus populeux. Le fait que certains acteurs politiques demandent aujourd’hui l’indépendance de cette région d’Indonésie n’aurait donc pas pour principale cause les croyances religieuses des habitants d’Aceh.
Cette volonté indépendantiste nous semble tenir plus de l’échec d’un projet avorté, celui d’intégrer les Acehnais dans une grande Indonésie, échec qui aurait engendré le nationalisme Acehnais. Ce que proposait le Darul Islam était bel et bien un projet commun à tous les habitants de l’archipel : celui de bâtir une nation indonésienne sur des principes religieux communs. Avec l’échec de ce dernier en 1964 et l’absence d’autre projet rassembleur, l’idée qu’Acehnais et Indonésiens partageaient une même appartenance et un même avenir s’est tranquillement effritée. Parallèlement, l’idée que les Acehnais partageaient ensemble une destinée commune faisait son chemin. L’attitude de Jakarta, qui sous Suharto plaça la région riche en ressources sous contrôle militaire, exacerba l’impression que l’indépendance, plutôt qu’une improbable autonomie, devenait la solution pour les nationalistes Acehnais [3].
Si ce fait tire en partie ses racines de l’échec du mouvement islamique, le nouveau mouvement qui en naquit n’invoqua pas la séparation pour des motifs religieux, mais bien en raison du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes [4]. En effet, et contrairement à ce que l’on pourrait penser, le Mouvement Aceh libre (GAM), fondé en 1976 et encore aujourd’hui le principal promoteur de l’indépendance de la région, proposera aux Acehnais de se battre non plus pour un idéal religieux, mais bien pour un idéal national. L’Islam ne sera pas évacué complètement du discours du GAM, mais il sera vu comme un caractère de l’identité nationale des Acehnais : ceux-ci sont d’abord Acehnais, avant d’être musulmans.
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Références
[1] Aspinall, Edward. « From Islamism To Nationalism in Aceh, Indonesia », in Nations and Nationalism, no 13 (2) avril 2007, 147-149
[2] Anderson, Benedict. «Indonesian Nationalism Today and in the Future », in New Left Review, no. 235, 7-9
[3] Ibid.
[4] Aspinall, Edward. « From Islamism To Nationalism in Aceh, Indonesia », in Nations and Nationalism, no 13 (2) avril 2007, 151-156