Les Moken de Ko Surin : entre développement durable et ethnocide

Par Patrick Milochevitch

Sur Ko Surin, petit groupe d’îles à 60 kilomètres au large de la côte de la province de Phang Nga, dans la mer des Andamans, les Moken  sont en marche vers le progrès… Avec un peu de chance, Madah  et sa famille seront bientôt des Thaï Maï — « des nouveaux thaï ». Lui, sa femme et ses enfants possèderont une carte d’identité. Grâce à cela, ils pourront se déplacer, ils seront admissibles à l’assurance maladie, les enfants pourront être scolarisés.

Avec un peu de chance, car aujourd’hui, Madah et la majorité des quelques 150 Moken résidant sur Surin ne possèdent pas de papiers, pas de titre de propriété, donc pas de droit.

Pour ce petit peuple de nomades marins sillonnant jadis l’archipel des Mergui entre Ko Surin au Sud – en territoire thaïlandais — et Mergui au nord. – en territoire birman, le choix est clair : se sédentariser et cesser ses pratiques traditionnelles ou demeurer des nomades transnationaux sans aucun statut légal (Ferrari, 2007, p.5), à la merci des autorités thaïlandaises ou des militaires birmans.

Les Moken de Surin ont-ils d’ailleurs vraiment le choix?

Jusqu’au début des années 80, la vie de ces « chasseurs-plongeurs-collecteurs » ayant poussé l’idéologie nomade à son paroxysme en rejetant toute forme d’accumulation possible s’organisait selon une structure pendulaire dictée par les conditions climatiques, l’exogamie et les échanges économiques.

De décembre à avril, pendant la saison sèche, le quotidien s’élaborait en mer sur les Kabang, les bateaux maisons des Moken. C’est le temps de l’éclatement social en flottilles éparses, le temps du riz que l’on reçoit en échange de coquillages selon un système d’interdépendance inégalitaire avec des intermédiaires commerciaux – les taukès.

Bientôt, la mousson du sud-ouest rend la mer impropre à la navigation et pousse les Moken vers leurs îles de résidence temporaire. Ces îles abritent les esprits des ancêtres. Surin est l’une d’elle.

De mai à novembre, à la saison des pluies, les Moken se regroupent à terre et oublient leur Kabang. C’est le temps du sacré, de la fête des poteaux Lobong, où le chamane et ses assistants procéderont aux rituels d’offrandes aux esprits pour qu’ils protègent les Moken des épidémies, des disputes et de la disette jusqu’au prochain départ en mer. C’est le temps de l’igname, symbole du refus de l’agriculture, que l’on collectera en forêt.

Remarquons que, comme bien souvent en ce qui concerne les populations indigènes, les Moken possèdent leur propre langue, et démontrent une parfaite adaptation à leur environnement. Leur style de vie unique a préservé l’environnement de Ko Surin : « their presence has not left a lasting scar on the surrounding landscape » (UNESCO, 2001, p.22). Ils ont développé un large savoir traditionnel, « continuum entre la technique, la mythologie et la ritualité, qui les amène à s’identifier comme “créateurs”, “propriétaires” et protecteurs de la nature » (Ferrari, 2005, p.2).

En 1981, le gouvernement thaïlandais a décidé d’établir un parc national protégé sur Ko Surin. Le parc a été officiellement ouvert aux visiteurs en 1986.

Les activités touristiques ont depuis connu un développement exponentiel. Pendant la saison sèche, un service de ferry relie désormais Surin à la ville de Khuraburi. « Au début, les Moken faisaient partie intégrante des attractions. Ensuite, il a été interdit aux visiteurs de voir les “sauvages”, situation qui s’est à nouveau inversée plus tard » (Ferrari, novembre 2007, p.1).

Des interdictions sur l’extraction des ressources naturelles, notamment en ce qui a trait aux activités traditionnelles de collecte et de chasse des Moken, ont été mises en place par les autorités du parc.

Deux villages permanents ont été construits pour les Moken sur Ao Sai Ean et Ao Bon Lek  et on trouve sur Surin, un centre d’accueil pour les visiteurs, des bungalows à louer, des aires de campings aménagées, des restaurants.

En 1997 et 1998, un groupe de chercheur de l’Université Chulalongkorn, supporté par l’UNESCO, a initié deux projets de développement durable – l’Andaman Pilot Project et le Surin Project — pour la communauté Moken de Surin , dont les conditions de vie, en contact brutal avec la modernité, ont été profondément modifiées.

Phénomènes de clochardisation, addiction au jeu, à l’alcool, dépendance aux dons des touristes, perte d’identité, dégradation de l’environnement, violence familiale, engendrés notamment par la promiscuité et l’introduction de nouvelles forme d’économie : l’univers de Madah s’est assombri.

Dix ans et un tsunami plus tard, les Moken ont été regroupés à Ao Chong Kaad. L’initiative des chercheurs de l’APP n’a, à ce jour, pas inversé l’évolution négative des impacts provoqués par le changement survenu dans les îles Surin. Néanmoins, elle a permis de sensibiliser les intervenants extérieurs à la réalité séculaire Moken et amorcé un virage dans les stratégies de développement qui permet une implication plus grande de la population et une meilleure prise en compte des nouveaux défis de la communauté.

Malgré tout, les Moken de Surin ne sont plus que le reflet de ce qu’ils étaient.

Madah fabrique des modèles réduits de Kabang vendus aux touristes qui visitent le musée ethnique Moken. Sa femme ramasse les ordures sur la plage, et ses enfants apprennent le Thaï…

Références

ARUNOTAI Narumon (2006), Moken traditional knowledge : an unrecognised form of natural resources management and conservation, International social science Journal nº58, p. 139 à 150

ARUNOTAI Narumon (2007), Mobility and human security seen from the case of the Moken sea nomad in Thaïland, 3ème Congrés du Réseau Asie – IMASIE, Paris, www.reseau-asie.com

DJAJANTO BASORIE Warief (2003), The plight of sea-nomads in the Andaman Sea –  Thaïland, Wise Coastal Practices for Sustainable Human Development Forum, www.aseansec.org/14011.htm

FERRARI Olivier (2005), Du savoir faire traditionnel à la gestion moderne de la biodiversité, résumé de projet de recherche, Institut de géologie et de paléontologie, Université de Lausanne, 2 pages.

FERRARI Olivier (2007), Aires protégées, parcs nationaux et populations dans le sud-ouest de la Thaïlande, UICN – 1er Colloque national sur les aires marines protégées, Boulogne-sur-Mer

HINSHIRANAN Narumon (1999), Improving communication and preserving cultural heritage, www.unesco.org/csi/pub/papers2/surin.htm

HINSHIRANAN Narumon (2000), Kabang : the living boat, Techniques et Culture, Paris nº35-36, p. 499-507

IVANOFF Jacques (1992), Équilibre paradoxal : sédentarité et sacralité chez les nomades marins moken, Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient, Vol.79, nº2, p.103 à 130

IVANOFF Jacques (2000), La technologie symbolique chez les Moken. L’histoire d’un mo, Techniques et Culture, Paris nº35-36, p. 199-231

IVANOFF Jacques (2004), Les naufragés de l’histoire : les jalons épiques de l’identité moken, Les Indes savantes, Paris, 593 p.

IVANOFF Jacques (2005), Sea Gypsies of Myanmar : in island-dappled waters of the Andaman Sea, a nomadic way of life hangs in the balance, National Geographic, avril 2005, p.36 à 56

SUTRA FOURCADE Pascal, DESPLANQUES Franck (2004), Moken : les fils de la tortue, film documentaire, Pixie TV, 54 min.

UNESCO (2001), Indigenous People and Parks – The Surin Islands Project, Coastal Region and Small Island Papers, UNESCO, Paris, 61 pages.

WASINRAPEE Puree (2006), The Moken : Today and Tomorrow – Building a sustainable livelihood for the Moken community in the Surin Islands Marine National Park, Mémoire de Maîtrise, Department of Environment, Technology and Social Studies, Université de Roskilde, Danemark, 147 p.

www.cusri.chula.ac.th/andaman, Ten most frequently asked questions about the Moken

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