LA CROISSANCE ÉCONOMIEQUE VIETNAMIENNE: UN MIRACLE POUR TOUS?
Par Mijail Raigorodsky
L’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) est une organisation regroupant dix pays du Sud-Est asiatique fondée en 1967 dans le contexte de la guerre froide pour faire barrage aux mouvements communistes. Elle regroupe aujourd’hui plus de 550 millions d’habitants et cherche à intégrer les États participants dans les domaines économiques, politiques et culturels, dont le Vietnam, nation qui va être au centre de notre analyse sur l’efficacité et les effets subséquents de cette organisation régionale. La croissance économique que connait le Vietnam au sein de cette organisation touche-t-elle l’ensemble de la population? On verra dans un premier temps les changements et transformations vécus par le Vietnam au niveau économique depuis son entrée dans l’organisme en 1995. Ensuite on discutera des limites du développement et les irrégularités dans la société observées au Vietnam au cours des 15 dernières années. Dans un dernier temps on discutera de l’impact de cette croissance sur l’environnement.
La croissance spectaculaire enregistrée par le Vietnam au cours des vingt dernières années peut être qualifiée, au même titre que les économies des dragons asiatiques (Corée du Sud, Taïwan, Hong Kong et Singapour) et des tigres (Malaisie, Thaïlande, Brunei, Indonésie et Philippines), parmi les fameux miracles économiques, tant préconisés par la théorie de la modernisation de Rostow. En effet, c’est à partir des investissements et des capitaux étrangers qu’un tel modèle est soutenu, tout en offrant des résultats qui sont pour le moins surprenants, expliquant environ 18% de la croissance du pays asiatique (Hugon 2002, 14). Le revenu des ménages augmente quant à lui d’environ 2% en moyenne et on constate même une réduction assez importante de la pauvreté, les pauvres ayant bénéficié plus que les couches sociales aisées de la croissance économique. D’après Tien Dung Nguyen and Mitsuo Ezaki, ces résultats dignes d’être mentionnés sont le résultat d’un accroissement des revenus des travailleurs non qualifiés, suite à l’ouverture des frontières douanières vietnamiennes (Nguyen and Ezaki 2005, 20). L’ouverture commerciale dans le cadre de l’intégration régionale du Sud-Est asiatique a donc permit au Vietnam de trouver une nouvelle voie pour le développement, suite à l’effondrement progressif des économies socialistes dans la planète, l’URSS étant son principal partenaire commercial dans le passé.
Cependant, s’il est vrai que le Vietnam connait une croissance impressionnante, les pauvres ayant bénéficié de manière substantielle de tels progrès, il demeure vrai que l’augmentation salariale n’a pas été perçue équitablement par l’ensemble de la population. En effet, d’après John Thoburn, les ménages dans les milieux urbains ont connu une croissance du revenu beaucoup plus importante que celle des personnes venant d’un milieu rural. Cet auteur souligne également qu’il existe un écart non négligeable entre le Sud et le Nord du Vietnam au niveau de la pauvreté, ce dernier étant déjà parmi les régions les plus pauvres du pays en 1992-1993, écart qui ne cesse de croitre avec la libéralisation des échanges (Thoburn 2004, 131). Cette affirmation est par ailleurs mise en avant par d’autres auteurs, dont Nguyen et Ezaki, qui soulignent que l’écart entre les milieux urbains et ruraux constitue environ 96% de l’augmentation totale de l’iniquité enregistrée dans les deux dernières décennies, tel qu’il est indiqué par les chiffres de la Banque Mondiale. Ainsi, on estime que l’économie urbaine a connu une croissance deux fois supérieure à celle rurale (Nguyen and Ezaki 2005, 5). On constate donc que malgré une progression notable dans la hausse des revenus, celle-ci n’atteint pas les travailleurs issus du milieu agricole (notamment dans la culture du riz) dans la même ampleur que les travailleurs qui participent directement à la nouvelle orientation économique vietnamienne qui vise avant tout l’industrialisation.
D’autre part, reprenant l’étude de mon collègue Adil Boukind qui traite l’impact de l’industrialisation démésurée entreprise par les nations de l’ASEAN (y compris le Vietnam), il est pertinent de questionner les retombées de la croissance économique des dernières décennies. En effet, il est beaucoup plus rentable et indispensable, suivant la logique de Rostow, de développer des industries non spécialisées, prenant en considération la charge financière que celles-ci supposent sur l’État. La pollution colossale dégagée par ces industries est déjà très présente et est à l’origine de nombreux problèmes environnementaux, surtout en ce qui concerne le fleuve Mekong au Sud et le fleuve Rouge au Nord, essentiels pour la culture du riz et l’hygiène personnelle, aujourd’hui récipiendaires de taux hallucinants d’arsenic, élément très toxique, qui met en danger la vie des vietnamiens (Berg et al. 2007). Ceci est accompagné par la surproduction de riz, qui a tendance à »assécher le sol favorisant l’érosion du sol rendant ce dernier impraticable pour l’agriculture et infertile pour la flore locale » (Boukind 2010).
Finalement, rappelons que le Vietnam n’a pas toujours suivi la conception libérale de l’intégration par le marché, qui voit l’intégration régionale comme un moyen de réduire les distorsions nationales et de déplacer ses frontières en se rapprochant du marché international. En effet, il existe plusieurs conceptions de l’intégration régionale, dont la conception volontariste ancienne, qui explique l’intégration comme un processus de déconnexion vis-à-vis de l’économie mondiale, en supposant »une protection des politiques d’aménagement du territoire et la construction d’un système productif plus ou moins déconnecté du monde » (Hugon 2002, 10). Cette conception de régionalisme fermé a longtemps été défendue par les pays du Sud et la CEPAL, mais n’a malheureusement eu place que dans les économies planifiées, dont un exemple commun repose sur le Conseil d’assistance économique mutuelle (CAEM), réponse communiste créée par Staline au plan Marshall. On constate donc qu’une autre régionalisation est possible, une régionalisation qui prenne en compte les intérêts et spécificités de chaque nation, tout en promouvant la croissance économique et le développement à travers l’industrialisation par substitution aux importations. Malgré les progrès substantiels en matière économique réalisés au cours des décennies récentes, l’iniquité salariale se fait toujours sentir au Vietnam, le miracle n’étant donc pas généralisé.
Bibliographie
Berg, Michael et al. 2007. “Magnitude of arsenic pollution in the Mekong and Red River Deltas — Cambodia and Vietnam.” Science of The Total Environment 372(2-3): 413-425.
Boukind, Adil. 2010. L’environnement ou la croissance?. En ligne. http://www.sciencedirect.com/science?_ob=ArticleURL&_udi=B6V78-4M7V9YJ-1&_user=789722&_coverDate=01%2F01%2F2007&_rdoc=1&_fmt=high&_orig=search&_sort=d&_docanchor=&view=c&_searchStrId=1298014605&_rerunOrigin=scholar.google&_acct=C000043357&_version=1&_urlVersion=0&_userid=789722&md5=bbf1af90db5ffc29263f7278d94f478d (page consultée le 12 avril 2010).
Hugon, Philippe. 2002. “Les économies en développement au regard des théories de la régionalisation.” Tiers-Monde 43(169): 9-25.
Nguyen, T. D, and M. Ezaki. 2005. “Regional economic integration and its impacts on growth, poverty and income distribution: The case of Vietnam.” RURDS-TOKYO- 17(3): 197.
Thoburn, J. 2004. “Globalization and poverty in Vietnam.” Journal of the Asia Pacific Economy 9(2): 127–144.