LA DÉCROISSANCE, ABÉRRATION OU UTOPIE?

Par Benjamin Peyre

Dans son œuvre Qu’est-ce que les Lumières?, Kant affirme que : « La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes… restent volontiers, leur vie durant, mineurs ; et qu’il soit si facile à d’autres de se poser comme leurs tuteurs. Il est si commode d’être mineur. »[i] . Cette citation illustre la démarche entreprise par les constructivistes et autres penseurs post-développementalistes. En effet, ceux-ci partent du constat que le développement tel qu’énoncé par Truman en 1949 se fonde sur l’idée d’une croissance économique comme principale source de progrès, lequel mettrait un terme à tous les problèmes. Dès lors, est mise en question la notion même de développement vue par le prisme néolibéral comme synonyme de croissance économique. Parmi ceux qui s’opposent à cette vision du développement, figurent les objecteurs de croissance. L’un des pères de la décroissance, Nicolas Georgescu-Roegen, énonce sur les bases de la thermodynamique que la décroissance est inévitable ;[ii] par suite, le mot d’ordre de décroissance a été de marquer fortement l’abandon de l’objectif insensé de la croissance pour la croissance. Dès lors, l’objectif serait de choisir la manière dont nous voudrions décroître. Très minoritaire dans la politique, sujette à de nombreuses critiques, en apparence contre-intuitive, voyons plus précisément ce qui se cache derrière l’idée de décroissance. Voyons dans un premier temps comment les critiques de cette idée proviennent pour la plupart d’une méconnaissance de celle-ci, puis, dans un second temps, montrons en quoi elle constitue une matrice autorisant un foisonnement d’alternatives.

Parmi les critiques adressées aux tenants de la décroissance, figure l’idée que ceux-ci prônent une « décroissance aveugle et infinie », c’est-à-dire, l’idée d’une croissance négative sans remise en question du système économique et, qui n’aurait pour conséquence qu’une augmentation considérable de la misère (chômage, pauvreté, précarité…). Ce serait là un contresens, la décroissance n’est pas la croissance négative, expression antinomique et absurde qui voudrait dire à la lettre : « avancer en reculant ». La décroissance n’est envisageable que dans une « société de décroissance » dont il convient de préciser les contours. Ainsi, une politique de décroissance pourrait consister d’abord à réduire, voire à supprimer le poids des charges sur l’environnement. La remise en question du volume considérable des déplacements d’hommes et de marchandises sur la planète, avec l’impact négatif correspondant (donc une « relocalisation » de l’économie) ; celle non moins considérable de la publicité tapageuse et souvent néfaste ; celle enfin de l’obsolescence accélérée des produits et des appareils jetables sans autre justification que de faire tourner toujours plus vite la croissance économique : autant de réserves importantes de décroissance dans la consommation matérielle. Ainsi comprise, la décroissance ne signifie pas nécessairement une régression de bien-être.

Pour concevoir la société de décroissance et y accéder, il faut, comme l’entend Serge Latouche, « décoloniser l’imaginaire[iii] », littéralement sortir de l’économie. Cela signifie remettre en cause sa domination sur le reste de la vie. Une réduction massive du temps de travail imposé pour assurer à tous un emploi satisfaisant est une condition préalable. En 1981 déjà, Jacques Ellul, l’un des premiers penseurs d’une société de décroissance, fixait comme objectif pour le travail pas plus de deux heures par jour[iv].

Entendons-nous bien, la décroissance est une nécessité. Ce n’est pas au départ un idéal, ni l’unique objectif d’une société de l’après-développement et d’un autre monde possible. Mais faisons de nécessité vertu, et concevons la décroissance comme un objectif dont on peut tirer des avantages.

En outre, oser la décroissance, c’est mettre au service de la créativité certains concepts tels que réévaluer, reconceptualiser, restructurer, relocaliser, redistribuer, réduire, réutiliser, recycler. Ceci aurait pour but de générer un cercle vertueux où « l’altruisme devrait prendre le pas sur l’égoïsme, la coopération sur la compétition effrénée, le plaisir du loisir sur l’obsession du travail, l’importance de la vie sociale sur la consommation illimitée, le goût de la belle ouvrage sur l’efficience productiviste, le raisonnable sur le rationnel, etc. ».[v]

L’identification et la remise en question du discours économique, technocrate, scientifique mis en avant par les constructivistes se retrouve également chez les décroissants. Ainsi, l’idée de vouloir « construire des écoles, des centres de soins, des réseaux d’eau potable et retrouver une autonomie alimentaire[vi] »  témoigne d’un ethnocentrisme ordinaire qui est précisément celui du développement. Comme le dit Serge Latouche, de deux choses l’une : ou bien on demande aux pays intéressés ce qu’ils veulent, à travers leurs gouvernements ou les enquêtes d’une opinion manipulée par les médias. Et la réponse ne fait aucun doute : climatiseurs, portables, réfrigérateurs et autres symboles du « progrès » et ajoutons, pour la joie de leurs responsables, centrales nucléaires, Rafale et chars AMX… Ou bien on écoute le cri du cœur de ce leader paysan guatémaltèque : « Laissez les pauvres tranquilles et ne leur parlez plus de développement[vii]. »

Enfin, pour mieux comprendre en quoi la décroissance est une critique radicale du développement tout en permettant de réfléchir aux alternatives qui vont pouvoir constituer l’après-développement, nous vous invitons à consulter ce documentaire retraçant le cheminement de plusieurs objecteurs de croissance belges.


[i] Kant, Emmanuel, 1991,  Qu’est-ce que les Lumières ? Paris, GF, Flammarion, p. 43-44.

[ii] Georgescu-Roegen Nicholas, 1979, Demain la décroissance : entropie, écologie, économie, Lausanne, Édition Favre, Sang de la Terre.

[iii] Latouche Serge 2003 décoloniser l’imaginaire, la pensée créative contre l’économie de l’absurde, Lyon, Édition Paragon

[iv] Porquet, Jean-Luc 2003 Jacques Ellul : l’homme qui avait (presque) tout prévu. Paris : le Cherche Midi.

[v] Latouche Serge 2003 « pour une société de décroissance », le monde diplomatique.

5 Jean-Marie Harribey, Croissance? Décroissance? Durable? Solidaire? Le développement en débat!

6 Gras Alain, 2003, Fragilité de la puissance, Paris, Fayard p. 249.

Bibliographie

Kant, Emmanuel .1991.  Qu’est-ce que les Lumières ? Paris, GF, Flammarion.

Georgescu-Roegen, Nicholas. 1979. Demain la décroissance : entropie, écologie, économie, Lausanne, Édition Favre, Sang de la Terre.

Porquet, Jean-Luc. 2003. Jacques Ellul : l’homme qui avait (presque) tout prévu. Paris : le Cherche Midi.

Harribey, Jean-Marie. 2005. Croissance? Décroissance? Durable? Solidaire? Le développement en débat! Paris, Éditions Syllepse et Espace Marx.

Gras, Alain. 2003. Fragilité de la puissance, Paris, Fayard,

Latouche, Serge. 2003. décoloniser l’imaginaire, la pensée créative contre l’économie de l’absurde, Lyon, Édition Paragon


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03 2010

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