LE VIETNAM ET L’ASEAN : MARIAGE DE CONVENANCE?

Par Jean-François Roof

L’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est ou ASEAN dans l’abréviation populaire anglaise a souvent été applaudie comme modèle d’intégration régionale, mais aussi montrée du doigt lors de la crise asiatique de 1997 comme un modèle défectueux de réformes économiques. Malgré tout, l’organisation opère toujours, et le Vietnam l’a rejointe en 1995. Or, l’une des principales raisons de cette alliance coopérative était notamment de former un bloc pour contenir le Vietnam communiste. L’alliance servait alors de plateforme pour favoriser les échanges et laisser en suspens les différends territoriaux entre les membres afin de respecter les principes de souveraineté des États, d’égalité, de non interférence et de non utilisation de la force. Quels étaient donc les objectifs du Vietnam en soumettant sa candidature pour l’ASEAN? Dans quelle mesure son développement peut-il être favorisé ou limité par sa participation à ce genre d’organisation? Nous verrons que sa participation suscitent de nombreux questionnements.

Deux écoles en relations internationales aux prémisses opposées s’affrontent sur cette question de l’entrée du Vietnam au sein de l’ASEAN. L’approche réaliste, qui conçoit le monde comme un milieu anarchique, prétend que les États agissent en fonction de leurs intérêts, intérêts dictés par la pulsion instinctive de l’État d’assurer sa perpétuité, c’est-à-dire sa souveraineté, et ses capacités de protéger les deux[1]. Selon cette approche, l’entrée du Vietnam au sein de l’ASEAN serait donc un calcul rationnel des coûts-bénéfices visant à satisfaire les intérêts matériels du premier. L’approche constructiviste, quant à elle, ne nie pas l’existence d’intérêts à la base des décisions, mais tente également de démontrer que ces intérêts sont construits sur des idées et des valeurs, qui peuvent conduire les États à emprunter des voies différentes malgré une situation à première vue semblable[2].

Selon l’école réaliste, l’ASEAN correspondait aux nouveaux intérêts que le Vietnam a développé à la suite des vastes efforts de libéralisation économique du pays, exposés dans mes deux précédents billets. Les réalités économiques ont conduit les dirigeants à concevoir la politique étrangère et l’économie comme deux domaines intrinsèquement liés. C’est-à-dire que les réformes économiques sont ailleurs perçues comme une volonté vietnamienne de promouvoir la stabilité de la région et d’abandonner la lutte dogmatique du camp socialiste. L’inverse est aussi vrai. En normalisant les relations diplomatiques (avec l’ASEAN, mais aussi avec la Chine et les États-Unis)ont attire les investissements étrangers et l’aide financière afin d’encourager la croissance du pays[3]. L’ouverture est donc la clé pour un développement rapide mais constant du Vietnam, et l’ASEAN est l’organisation qui peut permettre tout cela. D’ailleurs, les valeurs de l’ASEAN ne font que conforter le gouvernement vietnamien, puisque celui-ci ne se verra jamais imposer de changer la nature de son régime en vertu du respect de sa souveraineté.

En vertu de cette alliance, le Vietnam bénéficie d’investissements de la part des autres membres, dont la Thaïlande, Singapour et la Malaisie sont considérés comme les puissances économiques de la région, mais la légitimité de l’ASEAN attire aussi les investisseurs étrangers. C’est d’ailleurs sur la base de cette confiance que le Vietnam a pu participer à l’Organisation mondiale du commerce à partir de janvier 2007 : « Ce sont ces réformes qui assurent la croissance économique soutenue du Viet Nam, constituant un fondement solide pour l’accession dans son ensemble. Par ailleurs, la participation à l’OMC aidera le Viet Nam à affiner son processus de réforme, créant des possibilités d’expansion commerciale, ce qui est un important outil de croissance économique »[4]. Comme nous l’avons vu, le discours officiel présente les domaines économique et politique comme allant de pair.

Selon l’approche constructiviste, le Vietnam aurait plutôt rejoint l’ASEAN pour pallier au problème identitaire relié à la chute du communisme en 1991. N’ayant plus le grand frère communiste pour lui fournir l’aide nécessaire à la réussite de ses réformes économiques, il était dès lors important de se doter de nouveaux alliés, dont l’ASEAN. Sa reconnaissance d’un problème avec le mode socialiste de développement est par contre antérieur à tout cela. La logique en joignant l’ASEAN était de bénéficier d’une croissance semblable aux autres pays d’Asie, à cette époque les plus dynamiques du globe[5],tout en redevenant une nation normale dans la région. Les intérêts purement matériels étaient déjà en voie d’être acquis avant l’intégration à l’ASEAN, selon les auteurs de cette approche.

Outre les points précédents qui semblent bénéficier au Vietnam tant en termes de financement que de croissance, la participation au sein de l’ASEAN pourrait receler quelques pièges nuisibles au progrès effectué par le Vietnam ces dernières années. Bien que l’accession ne comporte pas de concessions politiques, elle signifie néanmoins des concession économiques, dont la ratification de l’AFTA, le traité de libre-échange de l’ASEAN. Les progrès du Vietnam sont remarquables comparés au Cambodge et au Laos, mais son niveau de développement n’atteint pas celui de la Thaïlande ou même de l’Indonésie[6]. En 2007, en termes de développement humain, le Vietnam atteint une cote de 0,725 alors que la Thaïlande atteint 0,783. Même les Philippines obtiennent un meilleur résultat avec 0,751[7]. L’indice de développement humain prend en compte des données autres que le revenu, notamment, l’accès à l’éducation, l’alphabétisation, l’espérance de vie, l’égalité des genres, etc. En termes, de revenus, les chiffres sont encore moins prestigieux pour le Vietnam. Qui plus est, ce dernier doit faire face à la compétition féroce de ses voisins sans avoir recours au protectionnisme. Ceci nous rapporte aux écrits de Raul Prebisch qui réfutait les thèse libérales concernant le marché libre. Selon lui, le libéralisme ne tient pas compte des disparités entre pays. Les pays industrialisés ont tout avantage à promouvoir le libre-échange puisqu’ils ne craignent pas la concurrence. En revanche, les pays non-industrialisés ne peuvent pas rivaliser et risquent non seulement d’être envahi par des biens étrangers, mais aussi d’en être dépendant au risque de saper leur propre économie. C’est un peu le phénomène qui affecte le Vietnam au sein de l’AFTA, puisque celui-ci accuse un déficit commercial important avec ses partenaires asiatiques sans avoir les moyens de rivaliser.

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Source du tableau 1 : Nguyen Vu Tung, « Vietnam’s Membership in ASEAN: A Constructivist Interpretation ». Contemporary Southeast Asia, Vol. 29, No 3 (2007), 487.

Bien que le Vietnam ait adopté une industrie basée sur l’exportation de produits, on voit bien que cela n’est guère efficace contre ses voisins dotés d’une même industrie. Le succès de son intégration est dès lors mitigée malgré les objectifs de départ, soit les intérêts matériels selon les réalistes, ou la recherche d’identité pour les constructivistes. On peut finalement dire un mot sur le rôle de plus en plus important des hommes d’affaires et des entrepreneurs du pays. La légitimité du régime tient d’abord au succès de ses réformes économiques et doit de plus en plus rechercher la collaboration des entrepreneurs. Cela nous laisse avec la possibilité d’un germe de société civile dans les années à venir qui cherchera à s’assurer que les réformes économiques seront accompagnées de changements politiques.

Bibliographie

Wendt, Alexander. (1999). Social Theory of International Relations. Cambridge: Cambridge University  Press.

Dosch, Jörn. 2006. «  Vietnam’s ASEAN Membership Revisited: Golden Opportunity or Golden Cage ». Contemporary Southeast Asia. 28 (No 2): 234-258.

Nguyen, Vu Tung. 2007. « Vietnam’s Membership of ASEAN: A Constructivist Interpretation ». Contemporary Southeast Asia. 29 (No 3): 483-505.

Waltz, Kenneth N. 1990. « Realist Thought and Neorealist Theory ». Journal of International Affairs. 41 (No 1): 21-37.

OMC. « Le Conseil Général approuve l’accession du Vietnam », (2006), En Ligne. http://www.wto.org/french/news_f/pres06_f/pr455_f.htm (Page consulté le 16 avril 2009).

Programme des Nations Unies pour le développement. «  Rapport sur le développement humain », (2009), En Ligne. http://hdr.undp.org/fr/pays/alphabetique/ (Page consultée le 16 avril 2009).


[1] Kenneth N. Waltz, « Realist Thought and Neorealist Theory », Journal of International Affairs, Vol. 41, No 1 (1990),            29-30

[2] Alexander Wendt, Social Theory of International Relations (Cambridge: Cambridge University Press, 1999) 7-8

[3] Jörn Dosch, « Vietnam’s ASEAN Membership Revisited: Golden Opportunity or Golden Cage », Contemporary Southeast Asia, Vol. 28, No 2 (2006), 239.

[4] Discours du Ministre du Commerce  vietnamien Truong Dinh Tuyen paru dans OMC, « Le Conseil Général approuve l’accession du Vietnam », (2006), En Ligne. http://www.wto.org/french/news_f/pres06_f/pr455_f.htm (Page consulté le 16 avril 2009).

[5] Nguyen Vu Tung, « Vietnam’s Membership in ASEAN: A Constructivist Interpretation ». Contemporary Southeast Asia, Vol. 29, No 3 (2007), 491.

[6] Ibid. 487.

[7] Ces données peuvent être obtenues à l’adresse suivante : Programme des Nations Unies pour le développement, « Rapport sur le développement humain », (2009), En Ligne. http://hdr.undp.org/fr/pays/alphabetique/ (Page consultée le 16 avril 2009).

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