Du point de vu sécuritaire, la taille des forces armées singapouriennes n’est absolument pas corollaire à la petitesse de son territoire. Déjà, à l’époque anglaise, on comparait l’île à une forteresse. Depuis l’indépendance, l’existence de certaines tensions avec son voisin du Nord amena les dirigeants à demeurer sur le qui vive. Que ce soit une dispute à propos de l’approvisionnement en eau potable, de l’immigration ou de la souveraineté des îles Pedra Branca, de nombreux incidents se chargent cycliquement d’alimenter les tensions entre les deux pays[1].
En 1967, Singapour décide que le service militaire obligatoire serait l’unique moyen de maintenir une force militaire permanente d’une taille adéquate, pouvant créer une force dissuasive crédible. Puis, en 1984, le concept de « Défense Totale » est énoncé pour la première fois. Ce projet vise à «impliquer tous les secteurs de la société, gouvernement, entreprises et citoyens, dans la défense de Singapour. « Défense Totale » se veut une équation sécuritaire touchant les domaines de la défense psychologique, civile, sociale, économique et militaire[2].»
Très attachés aux valeurs sécuritaires, les singapouriens allouent en moyenne annuellement près de 6% du produit intérieur brut à l’enveloppe de la défense. De cette façon, les forces armées de Singapour jouissent non seulement de l’un des budgets de défense les plus élevé, par habitant, de toute l’Asie-Pacifique, mais aussi l’un des plus élevés au monde. Les dépenses en défense représentent plus de 31% des 30 milliards du budget annuel de l’État. De tous les ministères du gouvernement de Singapour, c’est la défense qui accapare la plus grande partie des dépenses publiques[3].
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LA LUTTE AU TERRORISME
Depuis les attentats du 11 septembre, Singapour est entré dans une nouvelle ère de sécurité. Impliquant un ennemi apatride, la lutte au terrorisme ne se limite pas à un pays ou à une région : elle se déploie aux quatre coins du monde. Dans la foulée du déclanchement de cette guerre globale, l’Asie du Sud-Est est identifiée par Washington comme le deuxième front en importance dans cette lutte. Singapour n’hésite pas à affirmer son « soutien sans réserve à la lutte contre le terrorisme et à mettre à la disposition de la flotte de guerre américaine ses installations d’entretien et de ravitaillement[4] ».
Les craintes formulées par la Maison Blanche ne tardent pas à se matérialiser. De décembre 2001 à août 2002, la police singapourienne procède au démantèlement de cellules locales affiliées au groupe Jemaah Islamiyah (JI), organisation terroriste associée à Al-Qaïda. Le JI forme un groupe dissident du mouvement Darul Islam indonésien, formé par d’anciens membres du Darul Islam, basé en Malaisie. Bien que les effectifs réels du groupe demeurent inconnus, on estime qu’il compte de 60 à 80 membres[5]. La menace est prise au sérieux. Une attaque terroriste dans l’un des plus importants centres nerveux financiers et commerciaux de l’Asie du Sud-Est, où cohabitent plus de 6000 centres régionaux de multinationales, pourrait avoir des conséquences dévastatrices sur l’économie de l’île, voire l’Asie du Sud-Est en entier. Singapour ne ménage aucun effort afin de se prémunir contre d’éventuels attentats. L’État met premièrement en place « un dispositif global de protection des 685 km2 de l’île et de ses abords. Car, explique un expert occidental, une poignée d’hommes armés de missiles sol-air pourrait prendre pour cible un avion au décollage ou à l’atterrissage, ou piéger un des millions de conteneurs déchargés dans le port, où l’alerte est maximale.[6] » Au niveau régional, Singapour saisit l’urgence d’entrer dans une phase de coopération multilatérale avec l’Indonésie et les Philippines, souvent pointés du doigt comme étant de véritables camps d’entraînement d’Al Qu’aida. Mais, au-delà de la logique sécuritaire traditionnelle, la stratégie de Singapour passe par une redéfinition du multiculturalisme qui caractérise le tissu social de sa société.
Avec une population à 15% musulmane, la plus grande préoccupation des autorités singapouriennes se situe au niveau des risques d’infiltration de cette communauté par des groupes extrémistes moyen-orientaux[7]. Au cœur de cette guerre asymétrique, où l’ennemi ne peut être uniquement considéré en temps que menace extérieure, Singapour se lance dans une guerre idéologique visant à conquérir le cœur et l’esprit du peuple. Différentes initiatives voient le jour.
Le gouvernement établit d’abord des « Inter-Raciale Confiance Circles » (IRCC), met en œuvre le « Communautarian engagment Program » et donne une importance nouvelle au Programme National d’Éducation. Plus particulièrement, les IRCC, sont créés afin de promouvoir l’harmonie intercommunautaire ainsi que le « multiracialisme », variante singapourienne du multiculturalisme. Ces cercles visent aussi à accroître la compréhension et la communication entre les différents groupes raciaux. Les représentants du gouvernement espèrent que les IRCC permettront de bâtir des liens de confiance, au niveau personnel, entre les dirigeants religieux et communautaires de Singapour. Cette confiance permettra de traiter les problèmes raciaux et religieux plus efficacement sur le terrain. Comme l’a noté le Premier Ministre Goh Chok Tong, «l’objectif principal est de se débarrasser, à travers le dialogue, de nos peurs irrationnelles, et d’apprendre à mieux connaître les autres[8].»
Plus surprenant encore, le gouvernement est d’avis que la responsabilité première de la lutte contre le terrorisme doit être mise entre les mains de la communauté musulmane elle-même. Face aux limites du gouvernement et des forces de l’ordre, les érudits musulmans et les dirigeants sont le mieux placés pour atteindre la communauté, à travers les mosquées et les madrassas, et à l’immuniser contre les effets pervers et dangereux des enseignements religieux[9]. Les musulmans de Singapour, généralement modérés, font donc partie intégrante de la stratégie de lutte contre les fausses idéologies de haine diffusées par Al-Qaïda et le JI.
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LA PIRATERIE
Les premiers récits écrits par les romains, qui arrivèrent dans la région en 161, soulignaient déjà la présence de pirate dans les eaux de la mer de Chine méridionale. Née de la résistance à la colonisation qui avait détruit les circuits commerciaux des marchands islamiques, les pirates menaçaient jadis les cargaisons d’épices et d’autres denrées exotiques rares. Depuis lors, la piraterie n’a jamais vraiment cessée. Dans le monde de l’après 11 septembre, l’enjeu de la piraterie dans le détroit de Singapour prend une ampleur nouvelle. Au-delà du simple vol de cargaison, les pirates ont maintenant la possibilité d’interrompre complètement le trafic dans le détroit de Singapour. Zone névralgique où transitent 140 000 navires par an[10], ce détroit représente un cordon d’approvisionnement indispensable pour le commerce mondial. Pour les pays de l’Asie du Sud et du Sud-Est, son importance est tout simplement vitale. À titre d’exemple, 80% des importations pétrolières du Japon y transitent, alors que la grande majorité des 2.1 et 5.56 millions quotidiens de barils de pétrole[11] importés respectivement par la Corée du Sud et la Chine, y circulent. Dans la région, l’équilibre ne tient donc qu’à un fil. On s’imagine assez bien avec quelle aisance une embarcation de fortune bourrée d’explosif pourrait transformer un pétrolier en bombe flottante. Afin d’éviter ce genre d’incident, la lutte contre la piraterie devient aujourd’hui un enjeu crucial. Singapour y joue un rôle central.
En avril 2009, le Times Magazine notait qu’en 2004, le détroit de Malacca/Singapour avait fait l’objet de 38 attaques en provenance de pirates. En 2005, le « London Insurance Market » ajoutait le détroit à la liste des zones à risque élevé de guerre. Puis en 2008, au moment où le nombre d’attaques de pirates dans le monde entier avait presque doublé, seulement deux attaques avaient été enregistrées dans le détroit.
Lorsque le problème de la piraterie devint si grave qu’il commença à menacer l’économie de Singapour, reposant largement sur le commerce, des craintes furent soulevées dans la capitale régionale. L’influence de voix prédisant que des puissances extérieures, dont une bonne partie des échanges transitent par le détroit, pourrait être tentées d’intervenir si le gouvernement locaux se montrait incapables de résoudre lui-même le problème, se faisait sentir. La bonne volonté se frappait cependant aux limites territoriales. Jusqu’à tout récemment, les mesures prises pour contrer la piraterie étaient quasi-inefficaces à Malacca. Les principaux pays le long de la route, la Malaisie, l’Indonésie et Singapour, n’échangeant presque jamais d’informations sur les activités de piraterie. Un nouvel esprit de coopération devait s’installer le long du détroit.
Aujourd’hui, la collaboration entre ces trois pays a remplacé la méfiance. Des mesures prises collectivement permettent d’améliorer de façon significative la sécurité dans le détroit. Depuis 2004, bien que se limitant toujours aux eaux territoriales respectives de chaque pays, les patrouilles maritimes se font de manière coordonnée. Les forces marines communiquent les unes avec les autres afin d’améliorer l’efficacité des patrouilles. Depuis 2005, des équipes formées de pilotes en provenance des 3 pays survolent le détroit à la recherche de pirates. Ces équipes tripartites permettent un meilleur partage de l’information. Les renseignements recueillis sur les pirates sont également diffusés, auprès des gouvernements, sur un réseau basé sur le Web pour un accès rapide et facile. Prises globalement, ces mesures rendent l’option piraterie beaucoup moins attrayante que jadis.
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[1] Matthews, Ron, Yan, Nellie Zhang, “Small Country ‘Total Defence’: A Case Study of Singapore”, Defence Studies 7, 3 (2007), 378.
[2] Ibid., 380.
[3]Ibid., 381.
[4] Jean-Claude Pomonti, « La lutte contre le terrorisme international rebondit en Asie du Sud-Est », Le Monde (Paris), 17 janvier 2002.
[5] Haniff Bin Hassan, Muhammad; George Pereire, Kenneth, “An Ideological Response to Combating Terrorism — The Singapore Perspective”, Small Wars and Insurgencies, 17, 4 (2006), 460.
[6] Patrice de Beer, « L’ombre du terrorisme sur Singapour”, Le Monde (Paris), 08 janvier 2004.
[7] Patrice de Beer, « L’ombre du terrorisme sur Singapour », Le Monde (Paris), 08 janvier 2004.
[8] Norman Vasu, “(En)countering terrorism: multiculturalism and Singapore”, Asian Ethnicity 9, 1 (2008), 27.
[9] Hassan, Muhammad, Kenneth, “Small, An Ideological Response to Combating Terrorism”, 466.
[10] Patrice de Beer, « L’ombre du terrorisme sur Singapour », Le Monde (Paris), 08 janvier 2004.
[11] Adam J. Young P.2