Par Vivien Cottereau
Depuis 1932, la Thaïlande a connu de nombreux coups d’État qui ont empêché une réelle stabilisation de sa situation politique. Néanmoins, après une longue succession de dictatures militaires, entrecoupées de manifestations démocratiques dans les années 1970, elle renoue avec le parlementarisme en 1988. Par la suite, l’adoption d’une Constitution démocratique en 1997 [1], suivie de l’élection de Thaksin Shinawatra sur la base d’un programme néolibéral et social, laissait à penser que le pays empruntait, selon toutes vraisemblances, le chemin d’une consolidation démocratique. Pourtant, le coup d’État militaire de 2006, puis celui de 2014, ont remis en cause cette trajectoire, précipitant par la même occasion le pays dans une crise politique inédite, marquée par l’opposition entre les revendications démocratiques des chemises rouges et les chemises jaunes, désireuses de protéger les élites au pouvoir. Nous nous attacherons dans cet article à en présenter les causes et conséquences principales.
Les interventions répétées des militaires dans la vie politique thaïlandaise ne peuvent se comprendre qu’à la lumière de son histoire et de la manière dont a été mise en place la monarchie constitutionnelle, encore en place aujourd’hui. En 1932, un coup d’état, effectué par des élites occidentalisées [2], et soutenu par l’armée, impose la première constitution thaïlandaise. Afin de se légitimer, cette constitution est appuyée sur les symboles autour desquels s’était construit le nationalisme thaïlandais, à savoir la monarchie, garante de l’unité nationale [3], d’une part, et sur la religion bouddhiste d’autre part. À ces deux institutions, « bien plus stables que les institutions politiques modernes » [4], s’ajoute l’armée, qui est considérée comme un pilier de la nation thaïlandaise et à laquelle est accordée un rôle clé. En mettant à bas la monarchie absolue, cette constitution apportait dans un premier temps l’espoir d’une société plus égalitaire [5]. Néanmoins, cet espoir fut rapidement étouffé par de multiples changements constitutionnels, consécutifs aux coups d’États, qui devaient survenir par la suite. Ainsi, la grande majorité des constitutions qu’a connue la Thaïlande a été influencée d’une manière ou d’une autre par l’armée, et visait à servir les intérêts de ceux qui avaient su s’emparer du pouvoir. Malgré tout, les multiples interventions de l’armée dans la vie politique du pays ont pendant longtemps été considérées comme légitimes, car elles étaient vues comme nécessaires au maintien d’un certain équilibre et du statu quo entre les différentes forces politiques du pays. En outre, le concept de « démocratie à la thaïe » justifiait les dictatures militaires comme étant une forme de gouvernement proprement thaïlandais [6].
Pourtant, à partir du milieu des années 1990, le pays connaît une rapide démocratisation venue principalement des régions rurales et pauvres, déstabilisant les élites conservatrices et monarchistes en place résidant surtout dans la capitale, Bangkok, et remettant en question leur pouvoir. Après son accession au pouvoir en 2001, Thaksin, magnat des télécommunications, cherche à faire évoluer le paysage politique thaïlandais, notamment en mettant au pas certaines institutions clés, parmi lesquels l’armée et l’administration [7]. Il remet également en question le rôle du monarque, qui devrait selon lui être purement constitutionnel, à l’image de celui de la reine d’Angleterre [8]. De plus, il met en place une couverture sociale universelle, et établit un moratoire sur les dettes agricoles, ce qui conforte sa grande popularité et donc sa légitimité. Cependant, cette dernière, associée à sa volonté de modernisation, est très rapidement interprétée par les élites traditionnelles comme une menace à leurs intérêts. En conséquence, les militaires évincent Thaksin du pouvoir en 2006, et la constitution de 1997 est abolie. Le coup d’État de 2006, tout comme celui de 2014, s’inscrit donc dans une logique de conquête et de consolidation du pouvoir de la part des élites.
Interprété comme une menace à la démocratie naissante, le renversement de Thaksin provoque la création en 2006 de la coalition des chemises rouges, qui regroupe un large spectre social, allant des classes inférieures aux classes moyennes. Ce mouvement, à l’origine de nombreuses manifestations, revendique notamment l’élargissement de l’espace politique thaïlandais et l’établissement d’un véritable État de droit, et remet en question les rapports de forces politiques, favorables aux élites en place. En réponse, un autre mouvement, celui des chemises jaunes, s’est mis en place, afin de protéger les intérêts des élites qui dominent la vie politique thaïlandaise et la monarchie [9]. Le coup d’État de 2006 a favorisé l’émergence d’un conflit social autour d’un clivage opposant les partisans d’une démocratisation en Thaïlande aux défenseurs de la monarchie et d’une organisation politique et économique à l’avantage des élites traditionnelles. Ainsi, le pays se divise aujourd’hui entre une conception de la démocratie qui souligne l’importance du processus électoral dans la légitimation de l’exécutif, et une autre qui place les questions de morales et d’éthiques au dessus du principe de représentativité.
Traduction concrète de la domination exercée par les élites, le système politique thaïlandais n’avait été que très peu menacé avant 2006. Depuis cette date, il est remis en question par sa base même, entrainant un raidissement de la part de ceux qu’il avantage et une crise politique sans précédent. Le coup d’État de 2014, qui a chassé du pouvoir la sœur de Thaksin, Yingluck Shinawatra, élue trois ans auparavant, a permis la réinstallation au pouvoir d’un régime de junte militaire, justifiée par la nécessité d’une réconciliation nationale. Pourtant, la multiplication des signes d’autoritarisme et la répression menée par le général Prayuth, actuellement au pouvoir, ne devraient pas être à même de faire taire le sentiment démocratique qui semble s’être enraciné en Thaïlande depuis quelques années.
Bibliographie
[1 ; 2 ; 4 ; 6] Mérieau, Eugénie. 2014. « Comprendre l’instabilité politique thaïlandaise : constitutionnalisme et coups d’État », Politique Étrangère, vol. 3, p. 135-149
[3] Klen, Michel. 2001. « Les contradictions thaïlandaises », Études, vol. 394, p.725-734
[5 ; 8] Dubus, Arnaud. 2011. Thaïlande : histoire, société, culture, Paris : Édition La Découverte
[7 ; 9] Chachavalpongpun. Pavin. 2012. « Thaïlande : des mobilisations de rue aux coalitions des chemises rouges », Alternatives Sud, vol. 19, p. 97-105