Royauté bouddhiste au Laos, un défi politique?

Par Lu Wei Zheng

Un prince à la tête d’un gouvernement communiste? Il faut le faire! C’était le cas de Pathet Lao, Parti communiste laotien. En 1975, le prince Souphanouvong est désigné comme premier président de la République. Différent des autres pays asiatiques, la propagande contre les souverains royaux n’a pas produit des effets favorables pour la cause révolutionnaire au Laos.[1] C’est justement pourquoi les communistes laotiens ont adopté la même stratégie que les colonisateurs français : collaborer avec les membres de la famille royale afin de légitimer leur mouvement. Nous allons voir dans quelle mesure la particularité de cette légitimité et celle de la structure politique constituent un obstacle pour l’implantation de régime communiste.  

La royauté bouddhiste est la structure politique et symbolique traditionnelle avant la prise de pouvoir du Parti communiste laotien en 1975. Dans cette structure, la légitimité politique se découle directement de la légitimité religieuse. Le roi détient une double légitimité aux yeux de la population. D’une part, il est considéré comme héritier et messager du Bouddha. D’une autre part, son autorité personnelle est consolidée à travers la conception du karma[2]. Cela veut dire que, en tant que roi, cette réincarnation prodigieuse témoigne d’une accumulation de vertus dans ses existences antérieures. Par ailleurs, cette légitimité est normalement transmise par les rituels religieux. En effet, il s’agit de la légitimité traditionnelle au sens wébérien qui repose sur le caractère obligatoire de règles coutumières et religieuses.[3] Par contre, le parti communiste s’appuie généralement sur la légitimité charismatique ou la légitimité légale. Autrement dit, ces deux formes de légitimité s’inscrivent toutes dans la modernité politique. Celle-ci implique la séparation des sphères politiques et religieuses selon Max Weber. Ainsi, le parti communiste doit faire contrepoids à la double légitimité de la royauté bouddhiste.

La forme « galactique » de la structure politico-religieuse accentue la difficulté pour le nouveau régime de promouvoir sa légitimité. S. J. Tambiah[4] met en avant ce modèle pour décrire le système à la fois symbolique et politique que représente la royauté bouddhiste. Selon lui, chaque unité politique périphérique reproduit l’ordre central et sa hiérarchie de dignité et de fonctions. Cela implique la reproduction des rites religieux qui permettent de justifier les pouvoirs locaux. Pour cette raison, ceux-ci disposent souvent une marge de manœuvre considérable. Quant au centre royal, il joue un rôle plus symbolique que politique. Il semble que la notion de l’État se réfère plutôt à une sphère d’influence et elle se définit plus par son centre que par ses contours. Dans ce cas, la royauté bouddhiste ne correspond pas du tout à l’organisation bureaucratique que nous avons connue aujourd’hui. Celle-ci est souvent vue comme outil efficace pour établir une nouvelle légitimité politique. Malgré que l’effort du prince Phetsarath, frère de Souphanouvong, dans la réforme administrative des années précédentes, cette bureaucratie demeure tout de même élémentaire.[5] Donc, pour le Pathet Lao, il ne suffit pas de s’appuyer uniquement sur l’appareil administratif pour se justifier. Comme on vient de constater, l’aspect « galactique » de la royauté bouddhiste rend plus pénible la procédure de l’implantation de nouvelle légitimité.

Examinons quelques exemples qui montrent l’échec du parti communiste laotien au niveau idéologique dans les années 70. Tout d’abord, il est presque impensable de réussir une révolution communiste sans l’abolition de la monarchie. Le Pathet Lao a pourtant dû faire des concessions face à la royauté bouddhiste. Évidemment, il est difficile de se justifier pour un mouvement qui est à la fois antireligieux et d’origine occidentale dans un pays bouddhiste ancien. Puis, l’accusation la plus employée pour attaquer le régime monarchique est l’exploitation des masses. Cependant, on a du mal à imaginer comment le roi a pu exploiter son peuple d’une façon efficace. Rappelons-nous que les autorités locales détiennent plus de pouvoirs réels que le roi lui-même. Dans cette situation, le peuple résiste mieux à la pression du centre à cause du caractère « galactique » du système politique. De plus, un autre argument de communisme consiste à mettre de l’avant l’inégalité entre les hommes. Toutefois, l’autorité du roi est prouvée par le fait même qu’il est le roi. Ainsi, on peut dire que le concept du karma fournit une justification intrinsèque au roi.

Enfin, ces tentatives avortées ont appris au parti communiste laotien de changer de tactique. Au lien d’affronter directement à la légitimité traditionnelle, désormais il utilise le prestige de la famille royale et du bouddhisme afin d’établir sa propre légitimité. Ainsi, le Pathet Lao a commencé le transfert de la légitimité bouddhiste à l’idéologie socialiste. Dans un premier temps, le parti communiste a nommé le prince Souphanouvong en tant que premier président de la République. Puis, une série de propagande est lancée par le gouvernement afin de nouer les idéologies socialistes avec les doctrines bouddhistes dans le but de justifier sa légitimité.[6]

Bouddha allongé à Bouddha parc, à Vientiane, le capital de Laos

Source: http://www.everynation.org/churches/church-directory/asia/laos

1 Ivarson, Soren et Christopher Goscha.

2 Stuart-Fox, Martin, p. 77.

3 McFalls, Laurent p. 215

4 Hours, Bernard, p. 355.

5 Ivarson, Soren et Christopher Goscha.

6 Hours, Bernard, p. 375 – 376.

Bibliographie

Hours, Bernard et Selim, Monique. 1997. Essaie d’anthropologie politique sur le Laos contemporaine. Paris : L’Harmattan.

Ivarson, Soren et Christopher Goscha. « Prince Phetsarath (1890-1959) : Nationalism and Royalty in the Making of Modern Laos ». Journal of Southeast Asian Studies, Vol.38, (Février 2007.), pp. 55-81.

McFalls, Laurent. 2006. Construire le politique : contingence, causalité et connaissance dans la science politique contemporaine. Québec : Presses de l’Université Laval.

Stuart-Fox, Martin. 2003.« Historiography, Power and Identity : History and Political Legitimization in Laos ». Contesting visions of the Lao past, Copenhagen : NIAS Press, p. 71-96.

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