par Abdelmalek El Janati
Le pouvoir politique aux Philippines est si féodalement fragmenté qu’il est incapable d’imposer et de monopoliser la violence légale ou la taxation qui est sa ressource principale de légitimité. Cela apparaît ostentatoirement dans le fait qu’il ne peut procéder à aucune réforme ou politique sociale et économique cohérente. Au premier chef, la réforme agraire qui, instaurée depuis 20 ans, se trouve elle-même objet de réforme ! Depuis la présidence de Quezon jusqu’à aujourd’hui, la modification « des titres et des droits détenus sur l’espace foncier »[1] a toujours été la pierre angulaire des administrations successives aux Philippines, mais la prétendue réforme n’a jamais eu lieu. Qui plus est, aucun des projets de la réforme agraire n’a eu l’ambition de distribuer la terre aux sans-terres (jusqu’à 1986, 90% du capital foncier était la propriété de 10% de la population) ni de donner aux petits paysans les moyens nécessaires pour leur subsistance. Ainsi, leur développement reste bloqué par la grande propriété dont la production est vouée à l’exportation et non pas au marché national. La succession de projets depuis 1935 explique moins la volonté politique de la classe dirigeante que sa démagogie consistant à contrôler les revendications paysannes. Étant une force conservatrice, le Congrès qui était chargé de rédiger la loi de la réforme, confirmait son statut de garde des arrières de la classe des propriétaires terriens. [2]
Encore sous le colonialisme américain (Commonwealth des Philippines), le premier président philippin qui était puissant, à la tête d’un État unitaire, Manuel Quezon (1935-1944), s’est écroulé face à la pression gigantesque des maîtres de la terre. Pour entraver son pouvoir central, 24 sénateurs, membres de la chambre supérieure, et 110 membres de la chambre inférieure du Congrès philippin, ont constitué un pouvoir législatif qui a mis la présidence, constitutionnellement puissante, à la marge de l’arène de prise de décision[3].
Quelles sont les conséquences de cette féodalité du pouvoir politique ? Outre la présence des forces militaires étrangères dépréciant la souveraineté nationale, on observe la limitation de la taille de l’État, le manque d’infrastructures physiques, les restrictions budgétaires ainsi que la persistance d’un gouvernement chroniquement déficitaire ce qui force ce même gouvernement à demeurer dépendant de l’impôt indirect et de l’aide financière étrangère. En fait, il est possible d’affirmer que les Philippines représentent l’archétype d’un pays sous la tutelle des institutions monétaires internationales, à savoir le FMI, la Banque mondiale et l’OMC[4].
Aujourd’hui, l’État philippin est coincé dans un cycle infernal d’une alliance sans cesse renouvelée entre les intérêts économiques de l’oligarchie terrienne et les appareils étatiques qui fonctionnent comme des moyens privés en faveur des maîtres en place. L’État n’est pas un moyen d’équilibre entre les classes et les régions par nature inégalement développées, mais un moyen pour enrichir les potentats provinciaux et nationaux. Aux Philippines, ce n’est pas la richesse qui mène au pouvoir, comme dit l’adage capitaliste, mais c’est le pouvoir qui émane de, et conduit à, la richesse[5]. Selon Hutchcroft, l’accès à l’État est la principale avenue vers l’accumulation capitaliste privée, vers l’accès pour ainsi dire à une zone libre d’opportunités destinée à la clientèle de l’oligarchie depuis le bas de l’échelle jusqu’à la tête de Malacañang Palace, le palais présidentiel[6]. L’accès au pouvoir est donc déterminant pour la réussite ou la faillite des affaires économiques.
La raison de cet impasse est attribuable à la faiblesse des institutions étatiques, au processus limité d’institutionnalisation dans ce pays, ainsi qu’à la continuité de l’éparpillement politique propre à la féodalité héritée depuis les Espagnols. Alors que la bureaucratie dans sa version wébérienne canonique est le lieu de l’abstraction, de l’impartialité, de l’impersonnalité, de l’efficacité et de la rationalité de l’administration publique, aux Philippines celle-ci demeure au contraire encore personnelle, clientéliste, partiale et par conséquent inefficace. Bref elle correspond à ce que Weber appelle l’État patriarcal.[7] Les Philippines ont encore besoin, à l’instar de beaucoup d’autres pays, d’une laïcisation propre à eux, à savoir une séparation entre l’autorité personnelle et l’autorité de l’État. Une comparaison avec la présence déterminante de l’État taïwanais projette suffisamment de lumière pour comprendre sa portée et son rôle dans le développement socio-économique. La favorisation de l’export, la dévalorisation de l’import ou ce que l’on peut appeler une politique industrielle surtout en technologie de pointe et l’investissement en éducation, sont les points d’appui faisant la toile de fond. L’État taïwanais, à titre d’exemple, a procédé à la création d’un réseau de firmes dans le secteur de Hardware en vue de devenir fournisseur aux grandes multinationales et a exigé des entreprises venues s’installer au pays de traiter avec les firmes nationales de sorte que cela allait renforcer le tissu industriel national.[8] Quant à la politique agricole l’État a mis en place un plan d’équilibre des revenus entre campagne et ville de sorte que le revenu de l’une ne peut jamais baisser en dessous de 75% du revenu de l’autre.
[1] Louis Faugere, Les nouveaux enjeux de la réforme agraire aux Philippines, http://www.scribd.com/doc/2324051/Reforme-agraire-aux-Philippi nes-Agrarian-reform-in-the-Philippines-Reforma-agraria-en-Filipinas
[2] Ibid.
[3] Alasdair Bowie and Danny Unger The politics of open economies; p. 102
[4] http://www.cairn.info/revue-internationale-de-politique-comparee-
[5] Paul David Hutchcroft; Booty capitalism; p. 13
[6] Paul David Hutchcroft; Booty capitalism; p. 13
[7] Hutchcroft; Op. Cit; p. 14
[8] Florian Mayneris; État et innovation industriel ; 14-04-2008; http://www.laviedesidees.fr/Etat-et-innovation-industrielle.html