Par Marianne Rindone
Image : (©Libre Expression)
En 1975, Saigon capitule sous régime communiste. Dès cette année, ce sont des contestations et de la misère qui forcent le Vietnam du Sud à l’exil de plus d’un million de boat people, ces réfugiés de la mer, dans l’espoir d’avoir une deuxième vie. Cependant, c’est plus de 250 000 boat people qui n’arrivent pas à bon port : tués en mer ou tués par des pirates. (Chhum 2016, 9-10) Il est alors crucial de rendre mémoire aux oubliés. C’est ce qu’a fait Kim Thúy (1968—) avec son roman Ru (2009)
Ru (2009) parcourt le destin de la narratrice NguyӉn An Tӏnh, 10 ans, survivante des boat people, de la chute de Saigon, au camp de réfugiés en Malaisie jusqu’à son intégration au Québec où NguyHn An TInh y est devenue parent. On peut dire que c’est un roman semi-biographique, dans le sens que l’histoire va grandement de pair avec la vie de Kim Thúy (1968—). Kim Thúy est née lors de l’offensive du Têt à Saigon et est une survivante des boat people. Elle réside aujourd’hui à Montréal avec sa famille. (Thúy 2023) En ce sens, Ru est intéressant puisqu’il permet de distinguer l’histoire vécue de l’Histoire racontée. Bien que Ru ne soit pas le seul roman de littérature migrante, il diffère dans sa façon de raconter l’expérience des boat people et l’intégration au pays d’accueil. Dans cette continuation, comment le roman Ru de Kim Thúy se distingue-t-il des autres œuvres de littérature migrantes, particulièrement au sein de la diaspora vietnamienne ?
C’est au courant du 20ème siècle, par les mouvements massifs d’exil qu’on a vu naître la littérature migrante. (Benyoucef 2019) L’exil pouvant être une expérience traumatisante, le positionnement des auteurs a tendance à se refléter comme un repli sur soi. La littérature migrante fait souvent référence à l’expérience des exilés quant à l’identité, à la double appartenance culturelle, à l’exil et à la langue. (Février 2010, 31) Cela se constate dans l’hybridité textuelle où NguyӉn An Tӏnh décrit par fragments de texte la réalité suite à son intégration au Québec (Ru 17) parallèlement à la réalité de la douleur d’apatride (Ru 13). Ce qui est particulier avec Ru (2009), c’est qu’à la différence des œuvres de première génération de boat people, l’œuvre est écrite en français, langue du pays d’accueil, et mélange fiction et biographie. (Chhum 2016, 4)
Ru (2009) de Kim Thúy diffère de la littérature migrante, en ce sens que par la prose imagée, la narratrice présente l’immigration de manière optimiste dans un esprit de gratitude et d’espoir. L’immigration, influencée par l’enchevêtrement des histoires de vie, lui a permis la possibilité de renaître. L’immigration a été vue comme l’idéalisation du « rêve américain ». Cela est perceptible lorsque l’on décrit le rapprochement entre le paradis et l’enfer, le paradis représentant ce que la terre d’accueil a permis et l’enfer représentant les douleurs passées (Ru 34). Cela diffère de la littérature migrante traditionnelle qui se concentre sur le repli sur soi, à tendance négative (Urro 2014, 1), comme l’on peut le constater dans les romans Lame de fond (2012) de Linda Lê (Selao 2014, 164) et The Gangster We Are All Looking For (2003) de Le Thi Diem Thuy (Chhum 2016, 60) qui décrivent le « rêve américain » comme inatteignable ou comme un échec. Sur un autre point, Ru diffère dans le sens qu’elle ne relate pas d’une histoire unique. La narratrice agit comme porte-parole des boat people et de sa famille. On le constate lors de l’utilisation du nous pour parler au nom des boat people (Ru 37), mais aussi lors de la mention du but de la naissance de la narratrice. Celle-ci ayant le devoir de remplacer les vies perdues et de continuer celle de sa mère. (Ru 11) Dans cet esprit de continuité, Ru est particulier puisque le roman rend hommage par la transmission de NguyӉn An Tӏnh adulte et redonne voix à ceux qui n’en ont pas de façon officielle.
Une critique que l’on pourrait faire de Ru (2009) serait qu’avec recul, avec un point de vue davantage occidentalisé (Dusaillant-Fernandes 2012, 172), Kim Thúy a écrit son ressenti du passé du Vietnam par sa mémoire émotive, ce qui a pour effet d’influencer la vision de l’exil et de n’en ressortir principalement que le positif. Comme il est mentionné par Edward Said, ce qu’un se souvient du passé et comment il se le rappelle influence comment un voit le futur. (Selao 2014, 155)
Somme toute, Ru (2009—) de Kim Thúy (1968—) fait partie de la littérature migrante par ses thématiques et son auteure, mais diffère quant à la portée collective du roman et à la vision optimiste de l’immigration. La littérature migrante au Québec a transformé la littérature nationale en un hybride par l’intégration (variable selon les siècles) et de multiples vagues successives d’immigration ». (Chartier 2002, 306) La littérature n’étant pas le seul art capable de traduire l’indicible, la cinématographie est une autre forme d’art qui serait intéressant à étudier.
Bibliographie :
Mémoire et thèse
Chhum, Sothea. 2016. « La figure du réfugié dans la littérature de la diaspora vietnamienne en Amérique du Nord : analyse des premiers romans de Lê Thi Diêm Thúy et de Kim Thúy ». Mémoire de M.A., Université de Montréal. 98p. https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/bitstream/handle/1866/18697/Chhum_Sothea_2016_memoire.pdf?sequence=2&isAllowed=y
Urro, Marie-Hélène. 2014. « Kim Thúy : de l’écriture migrante à l’écriture transculturelle ». Thèse du département de français., Université d’Ottawa. 100p. https://ruor.uottawa.ca/handle/10393/31191
Article de journal
Chartier, Daniel. 2002. « Les origines de l’écriture migrante. L’immigration littéraire au Québec au cours des deux derniers siècles. » Voix et Images 27(2) : 303-316. https://doi.org/10.7202/290058ar
Dusaillant-Fernandes, Valérie. 2012. « Habiller le vécu de mots et d’images : le projet de Kim Thúy. Entretien avec Kim Thúy, le 20 juillet 2012, Toronto, Ontario, Canada ». Voix plurielles 9(2) : 164-177. https://journals.library.brocku.ca/index.php/voixplurielles/article/view/676
Février, Gilberte. 2010. « Littérature migrante comme lieu de construction de cultures de convergence ». Carnet 1(2) : 27-41. https://doi.org/10.4000/carnets.4860
Selao, Ching. 2014. « Oiseaux migrateurs : l’expérience exilique chez Kim Thúy et Linda Lê ». Voix et Images 40 (1) : 149-164. https://doi.org/10.7202/1028028ar
Billet d’un blogue
Benyoucef, Brahim. 2019. « La littérature migrante ». L’Observatoire : Espace et Société, 7 février 2019. https://www.observatoire-espace-societe.com/2019/02/07/la-litterature-migrante/
Livre
Kim Thúy, Ru. Montréal : Libre expression, 2009. 139p.
Site Web
Kim Thúy. 2023. « À propos — Kim Thúy ». Kim Thúy. https://www.kimthuy.ca/kim-thuy