Les artistes contemporains d’Asie du Sud-Est ou l’art de la résistance politique : FX Harsono en Indonésie. L’art face à la violence politique.

Par Lou Judas

Manifestation étudiante de 1998 devant l’université de Jakarta dont on peut lire sur les pancartes : « Suharto ? Plus jamais ! ». (©Romeo Gacad)

Les artistes contemporains d’Asie du Sud-Est ou l’art de la résistance politique : FX Harsono en Indonésie. L’art face à la violence politique. « Qui pardonne ou qui demande pardon à qui, à quel moment ? Qui a le droit ou le pouvoir de pardonner ? » (Derrida 2012, 15), écrivait Jacques Derrida au sujet des crimes contre l’humanité commis au cours de la Seconde Guerre mondiale. Dans ce contexte, le philosophe mettait en lumière les dilemmes moraux liés à un pardon qui ne serait plus traditionnellement « individuel », mais « collectif et politique » (Rondeau 2017, 90). Sur le même ton, en Indonésie, FX Harsono présente ses œuvres comme des cicatrices d’un passé douloureux. Comme Derrida, il nous interroge à son tour : « peut-on pardonner l’impardonnable ? ».

De l’oppression à l’expression : FX Harsono, un artiste engagé

Né Oh Hong Bun en 1949, puis rebaptisé Franciscus Harsono lors de la transition sanglante de « l’Ordre Nouveau » dirigé par le dictateur Suharto dans les années 60, FX Harsono, de son nom d’artiste, représente une figure centrale de la scène artistique indonésienne contemporaine. Ses œuvres gravitent autour de thématiques telles que l’identité, la mémoire collective ou encore la violence politique. Étant lui-même Indonésien d’origine chinoise, il exprime à travers son art sa propre quête identitaire et les défis auxquels sont confrontées les minorités ethniques sur l’archipel. De fait, nombre de ses œuvres agissent comme l’étendard poétique de toute une génération bafouée, dont la culture fut volontairement réprimée. Même après la Reformasi de 1998, qui concéda une sensible reconnaissance à la contribution économique de la communauté chinoise, de nombreux préjugés continuent de persister (Strassler 2022, 167). Dès lors, parmi les œuvres les plus célèbres de FX Harsono, « Open your Mouth » est celle qui retiendra notre attention.

FX Harsono, Open your Mouth, 2001, Photogravure. Source : Brochure d’art.

Réalisée en 2001 dans un contexte de transition démocratique, « Open your Mouth » est une photogravure visuellement poignante : une série de quatre portraits d’un homme se succède, chaque figure comprenant des yeux découpés, donnant l’impression d’un visage décharné. Plus violent encore, les bouches sont étirées de force, pour y enfoncer le poing d’une main, ou pour dévoiler le vide blanc de l’arrière-plan à la manière d’un trou béant. Le message est clair : « ouvrez votre bouche ». Pourtant, FX Harsono joue bien ici avec la polysémie de l’expression ouvrir sa bouche — et donc de facto avec nous, spectateurs. La photogravure peut être analysée sous deux grands angles d’approches : premièrement, la symbolique plurielle de la bouche, et deuxièmement, le lien politico-historique de l’œuvre avec l’engagement militant de l’artiste.

Des propriétés et des entreprises appartenant à des Indonésiens d’origine chinoise ont été la cible de violences généralisées lors d’émeutes qui ont éclaté dans des villes telles que Jakarta, Medan et Solo, du 12 au 15 mai 1998. (©Jemma Purdey)

La censure et l’art : la symbolique de la bouche

Tout d’abord, au cœur même de cette œuvre réside un symbole puissant : la bouche humaine. Celle-ci est représentée par des traits déformés, semblant retenir un cri silencieux sous l’effet de la torture. En effet, la bouche, pourtant organe de communication par excellence, est ici complètement dénaturée. Il ne s’agit plus d’« ouvrir sa bouche » pour libérer la parole, mais pour au contraire mieux la réprimer. En ce sens, la bouche dans l’œuvre de FX Harsono incarne la métaphore visuelle de l’étouffement des voix des sino-indonésiens. Par ailleurs, il est intéressant de noter que suivant la réforme de 1998, les téléviseurs se sont rapidement répandus en Indonésie, laissant théoriquement plus de liberté à une prise de parole politique, non seulement par la population mais aussi par les médias. Pourtant, FX Harsono explique que cette « liberté ne fut que relative » (Chiew 2021), et que même aujourd’hui, les propos tenus restent dépourvus d’engagement tangible. C’est pourquoi on retrouve dans son œuvre « le vide des discours », symbolisé par le blanc de l’arrière-plan. L’artiste démontre donc habilement comment la liberté d’expression n’est pas univoque et que même en ayant le désir de s’exprimer, les voix peuvent être étouffées, censurées, contrôlées.

FX Harsono : suivre la voie de la dissidence, donner une voix au peuple

Sous « l’Ordre Nouveau » de Suharto proclamé en 1966, puis sous sa gouvernance impitoyable jusqu’en 1998, les purges ethniques ont décimé le pays faisant des millions de victimes. En outre, au-delà des persécutions physiques, ce sont surtout les séquelles psychologiques, bien souvent invisibles, qui continuent de hanter les victimes. Pour cette raison, « Open your Mouth » fait fortement échos aux tensions interethniques qui continuent de sévir dans une société qui se veut moderne et progressiste. En effet, alors que l’Indonésie de l’après -1998 est présentée comme un modèle de transition démocratique, ce succès cache en réalité une sphère sociale encore très imprégnée d’intolérance religieuse, politique et ethnique (Smith 2015, 129). Ainsi, ce sont bien ces blessures morales invisibles que l’artiste souhaite exprimer à travers son œuvre. À ce propos, Philip Smith, professeur à Jakarta, considère FX Harsono comme « un des rares artistes (…) à avoir été capable de rassembler les fragments de l’histoire de la communauté chinoise d’Indonésie et d’en faire un instrument de deuil et de réconciliation (…) » (Smith 2015, 119). Finalement, on peut dire que FX Harsono transcende son propre symbole de la « bouche ouverte » : en forgeant une voie vers l’expression artistique militante, il crée une voix pour ceux qui ne peuvent se faire entendre.

Pour aller plus loin, ces deux vidéos permettent de mieux comprendre le contexte historique particulier des Chinois en Indonésie :

En complément, le film documentaire « The Act of Killing » (2012) retrace l’histoire des massacres de 1965-66, orchestrés par Suharto pour accélérer sa prise de pouvoir et éliminer les membres du Parti Communiste (PKI). La minorité chinoise ainsi que les communautés religieuses chrétiennes, hindouistes et musulmanes furent également gravement persécutées.

Bibliographie : 

Chiew, Elaine. 2021. « FX Harsono. » 3 décembre 2021. Creative Process. Baladodiffusion. 1:05:45. https://www.creativeprocess.info/interviews-3/2019/4/18/fx-harsono

Derrida, Jacques. 2012. Pardonner. L’impardonnable et l’imprescriptible. La Philosophie En Effet. Paris: Galilée.

Rondeau, Dany. 2017. « Du pardon éthique au pardon politique ». Journal of Multidisciplinary Research at Trent University 1 (2) : 72-99. https://ojs.trentu.ca/ojs/index.php/genobs/article/view/149

Smith, Philip. 2015. « Writing in the Rain: Erasure, Trauma, and Chinese Indonesian Identity in the Recent Work of FX Harsono ». Journal of Southeast Asian Studies 46 (1) : 119–33. http://www.jstor.org/stable/43863131.

Strassler, Karen. 2022. « The Art of Repair: Naming Violence in the Work of Fx Harsono ». Journal of Visual Culture 21 (1) : 165–89. https://doi.org/10.1177/14704129221088292.

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