Par Clémence Mouton
Les vagues de l’Indonésie cachent en leur sein un trésor culturel aussi riche que mystérieux. Parmi les 366 groupes ethniques qui tissent la mosaïque indonésienne, un nom résonne comme une ode à la mer et à la liberté : les Badjos. Surnommés les « gitans de la mer » ou les « nomades de la mer », mais également connus sous les noms Indonesian Bajaw, Orang Laut, ils ont érigé la mer en élément central de leur existence depuis des générations. Pourtant, ils sont menacés par la mondialisation et l’industrialisation. L’enjeu n’est plus seulement à la préservation mais aussi à la survie.
Les maîtres de la mer
Nomades des mers par excellence, les Badjos vivent le plus souvent à l’est de l’archipel, voguant dans les eaux des Moluques, de Raja Ampat, et du Kalimantan, mais aussi autour de l’île de Sulawesi. Estimés à quelques milliers, ils sillonnent les océans pendant des semaines, à bord de leur « lepa », une pirogue qui fait office de domicile flottant et d’outil de travail. François-Robert Zacot rappelle que ces départs en mer et vers l’inconnu relèvent non de l’exploit mais de la normalité. Ils sont les gardiens d’une histoire millénaire, porteurs de l’esprit errant du nomade, refusant toute sédentarisation (F-R. Zacot, 2010).
Mi-homme, mi-poisson : les sirènes des temps modernes
La fascination que suscitent les Badjos ne se limite pas à leur mode de vie nomade, mais s’étend à leurs aptitudes physiques. Capables de plonger en apnée à des profondeurs abyssales de 60 mètres, les Badjos défient les limites de la physiologie humaine. Les scientifiques ont tenté d’expliquer ces dons physiques. La théorie de l’évolution et l’existence d’un profil génétique particulier ont été évoquées (IIardo MA, 2018) : les Badjos posséderaient une rate plus volumineuse que la normale, qui leur permettrait de résister à la pression des profondeurs avec aisance. À cela s’ajoute une préparation physique à la vie aquatique : les nourrissons sont plongés dans l’eau moins de 72 heures après leur naissance, et en grandissant certains subissent la perforation de leurs tympans, une mesure préventive visant à éviter des complications futures. Ainsi, la communauté Badjo embrasse rapidement un mode de vie marin et nomade qui défie les lois de la nature.
Un avenir incertain
En Indonésie, le poisson occupe une place prépondérante dans l’alimentation, constituant la principale source de protéines (R. De Koninck, 2019). La pêche est donc vitale pour la survie des Badjos. Cependant, elle se fait de plus en plus difficile face aux défis modernes. En effet, les Badjos ont longtemps exploré le « triangle de corail », une région située dans l’océan Pacifique qui détient la plus grande biodiversité marine au monde. Autrefois, ce lieu était un paradis pour les pêcheurs, mais la présence de poissons, jadis abondante, se raréfie progressivement. Les menaces proviennent en partie des Badjos eux-mêmes, de communautés de pêche voisines, et surtout de la demande croissante des pays avoisinants. L’abandon des méthodes de pêches traditionnelles au bâton, au profit de techniques plus invasives telles que la pêche à la bombe ou l’utilisation de filets de branchies a aussi joué un rôle destructeur. Si ces méthodes ont augmenté les prises, bien que souvent au détriment de la qualité des poissons, elles ont également entraîné la migration de plusieurs espèces vers d’autres eaux, voire la disparition de certaines.
La lutte pour survivre
Les pressions gouvernementales, exercées depuis 1980, ont poussé les Badjos à abandonner leur mode de vie traditionnel, « de gré comme de force » (F. Michel, 2012). Certaines familles ont dû s’installer dans des villages côtiers, dépendant désormais des ressources terrestres. Cette transition découle en grande partie de la volonté gouvernementale d’offrir une éducation académique aux jeunes Badjos. En outre, l’imposition de nouvelles réglementations environnementales destinées à protéger les ressources marines a impacté la communauté. Les restrictions liées à la pêche les ont, en effet, contraints à abandonner leur activité principale, mettant en péril leur subsistance. Ces réglementations, bien qu’essentielles pour la préservation de l’écosystème marin, ont des conséquences socio-économiques majeures sur les Badjos.
Ainsi, ces nomades se retrouvent à un carrefour critique de leur histoire. Le paradoxe est évident : pour survivre en tant que communauté, ils doivent sacrifier une partie de leur identité séculaire.
Cette situation souligne la préservation de la tradition et les pressions de la modernité auxquelles sont confrontées de nombreuses communautés autochtones dans le monde. Elle marque également la manière dont le gouvernement prend en compte ces communautés dans l’élaboration et la mise en œuvre de ses politiques.
Bibliographie :
De Koninck Rodolphe. 2019. « L’Asie du Sud-Est ». Chapitre 6. Page 138 à 181.
Emperaire José. 2003. « Les nomades de la mer ». Le serpent de mer.
GIBBENS Sarah. 2021. Les nomades de la mer, premiers hommes génétiquement adaptés à la plongée. National Geographic. https://www.nationalgeographic.fr/sciences/2021/07/les-nomades-de-la-mer-premiers-hommes-genetiquement-adaptes-a-la-plongee
Ilardo MA. 2018. Physiological and Genetic Adaptations to Diving in Sea Nomads. Cell. doi: 10.1016/j.cell.2018.03.054
Melati Kaye, Orland Brian. 2012. Indonesias last nomadic sea gypsies. Al jazeera https://www.aljazeera.com/features/2012/10/6/indonesias-last-nomadic-sea-gypsies
Michel Franck. 2012. Article 48. « Les nomades de la mer ». https://www.baliautrement.com/pdf/Les_nomades_de_la_mer.pdf
Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture. FAO Fisheries and Aquaculture Department. « Vue générale du secteur aquacole national Indonésie »
Zaco François-Robert. 2010. « Peuple nomade de la mer : les badjos d’Indonésie »