Par Gabriel Dargnat.
La Suisse de l’Asie.
Situé au sud de la Malaisie et au nord de l’Indonésie, l’archipel de la République de Singapour est une Cité-État mondialement reconnue pour sa réussite économique, sa modernité et peut faire figure d’exemple d’organisation sociétale marquée par une loi intransigeante et un régime autoritaire, mais éclairé. Singapour ne laisse aucunement indifférent, entre admirations pour le succès de son économie et suspicion d’une démocratie qui en prendrait seulement l’apparence, son modèle unique laisse les régimes occidentaux perplexes lorsqu’il s’agit de savoir si le système singapourien peut être une source d’inspiration ou non. La cité du Lion (son emblème) demeure un modèle de référence absolue pour la région d’Asie du Sud-Est. Le succès économique de l’archipel ainsi que son système politique hybride sont intimement liés : la domination du pouvoir depuis 1959 par le Parti d’Action du Peuple (PAP) justifie en grande partie la relation entre ce succès et leur fonctionnement politique[1].
L’archipel de Singapour est régulièrement présenté comme un équivalent de la Suisse en Asie. Son impressionnante réussite économique, sa superficie limitée (environ 700 km2 pour l’archipel) ainsi qu’une société réputée comme disciplinée et sécuritaire sont autant d’éléments qui sont source de comparaison entre les deux pays[2]. Pourtant le succès économique de Singapour est unique, la cité du lion est devenue une des nations les plus riches du globe et est aujourd’hui considérée comme une place boursière majeure de l’économie mondiale. L’attractivité de Singapour est d’autant plus remarquable lorsque l’on prend en considération sa situation géographique et la difficulté économique des autres pays de la région d’Asie du sud-est. De plus, Singapour a su mettre en place de superbes infrastructures domestiques et internationales comme celle aéroportuaires et maritimes (troisième port au monde en trafic de marchandises)[3]. La Cité-État a également misé sur l’éducation avec un système d’enseignement réputé comme l’un des plus performants au monde[4].
Une démocratie autoritaire.
Le succès économique de Singapour est incontestable et s’explique par différents aspects. Ce succès rapide en quelques décennies repose en majeure partie dans le système politique du pays mise en place par Lee Kuan Yew (premier chef d’État de la République de Singapour de 1959 à 1990). Le reflet de cette réussite économique fulgurante prend alors la forme d’un système politique autoritaire dans laquelle la frontière entre démocratie et dictature reste floue. En effet, certains aspects primordiaux à la démocratie sont totalement bafoués et semble être justifiés par le succès économique internationale du pays. Arbitrage permanent entre réussites économiques et liberté individuelle démontrent la fascination du Parti d’Action Populaire pour les enjeux économiques considérés comme prioritaires, « Dans ce cadre sévère, austère, quantitatif et pragmatique, tout ce qui était non économique, non matérialiste et de nature qualitative avait peu de place. Jusqu’à récemment, les arts n’étaient pas la priorité, le libéralisme politique encore moins »[5].
La République de Singapour est considérée comme une démocratie populaire avec un régime parlementaire monocaméral. Pourtant le pays est dirigé depuis son indépendance par la famille du père fondateur de Singapour : Lee Kuan Yew. Depuis 2004, c’est son fils Lee Hsien Loong qui exerce la fonction de Premier ministre (le rôle du président étant essentiellement honorifique)[6]. Concernant la concurrence partisane, celle-ci est demeurée quasiment absente pendant plusieurs décennies bien que Singapour soit un régime multipartiste. Le parti politique fondé par le patriarche de la famille Lee, le PAP exerce le pouvoir depuis 1959. Tandis que les autres partis politiques (le Parti Démocrate de Singapour, le Parti des Travailleurs de Singapour et le Parti du Progrès) ont fait acte de présence pour assurer un semblant de démocratie dans la cité[7]. Pourtant la constitution singapourienne confère une séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, et promeut un État laïc reconnaissant la démocratie dans la cité. Lors des dernières élections législatives à l’été 2020, l’adhésion populaire au parti d’opposition a sensiblement progressé sans cependant entrainer de changement de majorité parlementaire (le PAP a obtenu 61,1% des voix)[8]. Outre un régime laissant peu de place à la liberté politique c’est également l’autorité du mode de vie sociale qui vient à l’esprit lorsque l’on analyse le régime singapourien. Ainsi, parallèlement à ses indices économiques élevés, Singapour se distinguait également en 2004 par un taux d’exécution de la peine capitale par habitant le plus élevé au monde[9] … De nombreuses autres réalités reflètent le peu de liberté pour les habitants de Singapour, la liberté d’expression est notamment bridée avec l’interdiction de manifestation ainsi qu’une quasi-absence pour la liberté de la presse : selon Reporters sans Frontières[10] Singapour se situait à la 158/180 place au classement mondial de la liberté de la presse en 2020.
À la lumière de ce qui a été décrit précédemment, Singapour peut être considérée comme étant un régime hybride puisque si la constitution semble démocratique son application ne l’est pas. C’est toute la complexité de la société singapourienne puisque c’est la stabilité apportée par un régime autoritaire, mais éclairé, débuté par Lee Kuan Yew en 1965, qui a permis au pays de connaître un succès économique indiscutable. La réalité du marché économique mondiale s’est alors appliquée à cet archipel, les investisseurs favorisant la situation stable de la cité du lion au contraire de situations instables connues dans cette région du monde marquée par de multiples coups d’États et des fortes périodes d’instabilités. L’étude du modèle de Singapour démontre également que nous associons trop souvent à tort le capitalisme avec la démocratie. L’Occident devrait méditer la phrase suivante de Milton Friedman « l’histoire suggère uniquement que le capitalisme est une condition nécessaire pour la liberté politique. Clairement ce n’est pas une condition suffisante »[11].
[1] Ministère de l’Europe et des Affaires Étrangères, Présentation de Singapour. (Paris : Ministère de l’Europe et des Affaires Étrangères. France Diplomatie, 2021), https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/singapour/presentation-de-singapour/
[2] Le Metropolitan Blog, « D’où vient le succès de Singapour ? », Le Metropolitan Blog, 25 octobre 2012,
https://lemetropolitanblog.wordpress.com/2012/10/25/dou-vient-le-succes-de-
singapour/
[3] Atlasocio, « Classement des ports du monde par transport de marchandises, » Atlasocio, 14 mai, 2020. https://atlasocio.com/classements/economie/transports/classement-ports-par-transport-de-marchandises-monde.php.
[4] Anthony Delarosbil, « Éducation : Singapour au sommet », Perspective du Monde, 24 septembre, 2019. https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMAnalyse?codeAnalyse=2811.
[5] Eric Frécon, « Un objet de recherche mésestimé : Singapour : une transition politique à retardement », Monde chinois 2, n°2 (2012) : 24, https://doi.org/10.3917/mochi.030.0019.
[6] Chloé Laage, « Connaissez-vous le système politique singapourien ? » Le petit journal, 15 mai, 2019. https://lepetitjournal.com/singapour/connaissez-vous-le-systeme-politique-singapourien-257237.
[7] Ministère de l’Europe et des Affaires Étrangères, Présentation de Singapour.
[8] Bruno Philip, « A Singapour, le parti au pouvoir sort victorieux mais affaibli du scrutin législatif » Le Monde, 11 juillet, 2020. https://www.lemonde.fr/international/article/2020/07/11/le-parti-au-pouvoir-a-singapour-sort-victorieux-mais-affaibli-du-scrutin-legislatif_6045930_3210.html.
[9] Amnesty International, « Singapour taux d’exécutions : un secret bien gardé », 2004,
https://www.amnesty.org/download/Documents/96000/asa360012004fr.pdf.
[10] Reporters sans Frontières, « Classement mondial de la liberté de la presse 2020 », s.d, https://rsf.org/fr/classement.
[11] Milton Friedman, (1962), cité dans Eugénie Mérieau, « Plus une économie est ouverte, moins son régime est autoritaire, » dans La dictature, une antithèse de la démocratie : 20 idées reçues sur les régimes autoritaires, dir. Eugénie Mérieau (Paris : Le Cavalier Bleu, 2019), 131.
Bibliographie
Amnesty International. « Singapour taux d’exécutions : un secret bien gardé. » 2004. https://www.amnesty.org/download/Documents/96000/asa360012004fr.pdf.
Atlasocio. « Classement des ports du monde par transport de marchandises. » Atlasocio, 14 mai, 2020. https://atlasocio.com/classements/economie/transports/classement-ports-par-transport-de-marchandises-monde.php.
Delarosbil, Anthony. « Éducation : Singapour au sommet ». Perspective du Monde, 24 septembre, 2019. https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMAnalyse?codeAnalyse=2811.
Frécon, Eric. « Un objet de recherche mésestimé : Singapour : une transition politique à retardement ». Monde chinois 2, n°2 (2012) : 19-28. https://doi.org/10.3917/mochi.030.0019.
Laage, Chloé. « Connaissez-vous le système politique singapourien ? » Le petit journal, 15 mai, 2019. https://lepetitjournal.com/singapour/connaissez-vous-le-systeme-politique-singapourien-257237.
Le Metropolitan Blog. « D’où vient le succès de Singapour ? » Le Metropolitan Blog. WordPress, 25 octobre 2012. https://lemetropolitanblog.wordpress.com/2012/10/25/dou-vient-le-succes-de-singapour/
Mérieau, Eugénie. « Plus une économie est ouverte, moins son régime est autoritaire. » Dans La dictature, une antithèse de la démocratie : 20 idées reçues sur les régimes autoritaires, sous la direction de Eugénie Mérieau, 131-137. Paris : Le Cavalier Bleu, 2019.
Ministère de l’Europe et des Affaires Étrangères. Présentation de Singapour. Paris : Ministère de l’Europe et des Affaires Étrangères. France Diplomatie, 2021. https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/singapour/presentation-de-singapour/.
Philip, Bruno. « A Singapour, le parti au pouvoir sort victorieux mais affaibli du scrutin législatif ». Le Monde, 11 juillet, 2020. https://www.lemonde.fr/international/article/2020/07/11/le-parti-au-pouvoir-a-singapour-sort-victorieux-mais-affaibli-du-scrutin-legislatif_6045930_3210.html.
Reporters sans Frontières. « Classement mondial de la liberté de la presse 2020. » s.d. https://rsf.org/fr/classement.