L’islam politique en Indonésie : de la répression à la polarisation.

Par Marc-Antoine Le Moignan

L’Indonésie est l’un des pays dans le monde qui contient la plus grande population musulmane (Abuza, 2006) ; en fait, plus de 9 adultes sur 10 s’identifient à l’islam dans cette région, ce qui en fait la plus grande communauté à travers le globe (Pew Research Center, 2022). Son influence au sein de la société civile, mais surtout dans la classe politique, est alors indéniable au XXIe siècle (De Féo, 2008). Mais ce ne fut pas toujours le cas, principalement pendant les années au pouvoir du président Suharto (Cayrac-Blanchard, 1982). Comment a-t-il pu avoir la main mise sur l’une des communautés les plus imposantes au monde, mais surtout, comment l’islam a-t-elle refait irruption dans la politique indonésienne et qu’elle place occupe-t-il ? Tentons de répondre à ces questions.

L’arrivée de Suharto

Suharto était, avant de seconder au président Sukarno, un général au sein de l’armée indonésienne au début des années 60. Il était aux commandes de la Réserve stratégique et dirigeait les unités mobiles d’élite (Cayrac-Blanchard 1982). Très peu connu à cette époque, le « Mouvement du 30 septembre » aura été déterminant pour lui ; il fut l’un des joueurs clés pour éviter le coup d’État commandité en partie par le Parti communiste (PKI) (Cayrac-Blanchard 1982), qui se voulait une tentative de soutirer le pouvoir au président en place.

Dans les semaines suivantes, Suharto devient un élément important dans la lutte contre le communisme. Grâce à la pression du général, il obtient du président des pouvoirs fondamentaux de la Constitution, ne laissant d’autre choix à Sukarno que de lui concéder sa place. C’est en mars 1968 que les fonctions de président sont léguées au général Suharto (Cayrac-Blanchard 1982).

Le régime de Suharto (1968-99)

Le général Suharto. (©Encyclopedia Britannica)

Suharto est la tête du régime du « Nouvel Ordre » pendant plus de 30 ans. Il occupe un contrôle complet et strict dans l’espace public, principalement au niveau de l’islam politique (Kersten, 2016).

Après la mise en place de son régime, quelque temps après son arrivée à la tête du pays, « la voix du peuple » se voit complètement bouleversée (Cayrac-Blancard 1982). Les manifestations étudiantes, qui dénonçaient auparavant les activités de « l’Ordre ancien », sont vues comme des tentatives de déstabilisation de « l’Ordre nouveau ».

La sphère politique est contrainte plus que jamais (Kersten 2016). D’abord, les nombreuses formations politiques existantes, dont le Parti nationaliste (PNI), sont forcées de changer leurs idéologies, sans quoi leur survie est en jeu (Cayrac-Blanchard 1982). Des neuf partis politiques participants de la campagne électorale de 1971, ils ne sont plus que deux lors de l’élection de 1977 (Cayrac-Blanchard 1982). Cette simplification radicale des partis est le résultat d’une campagne d’intimidation et de violence menée par le général Suharto afin de garder le contrôle sur l’islam politique. Selon Cayrac-Blanchard (1982, 430), le président souhaite qu’ils soient « des groupes à l’intérieur de la grande famille de l’ordre nouveau ». Il est donc clair que le pluralisme politique, habituellement à caractère religieux, est mis de côté par le général.

Le processus démocratique dans le cadre de l’élection n’est qu’un écran de fumée, qui cache en réalité un régime autoritaire, ne laissant aucune place aux idéologies différentes. Ce fut le cas dans l’organisation des élections durant ses années passées au pouvoir, où rien n’a été laissé au hasard (Cayrac-Blanchard 1982). C’est ce qui explique l’effacement de l’islam politique pendant plus de 30 ans.

Un vent de fraîcheur 

La chute de Suharto en 1998 est signe du renouveau démocratique en Indonésie, après plus de 30 ans sous le règne d’un régime totalitaire. L’islam politique, qui avait été contraint à quelques présences peu influentes sur la scène politique, voit l’espace public se rouvrir à lui.

Ce changement directionnel permet à des organisations musulmanes, à caractère politique, d’accéder à la société civile ; c’est le cas du Conseil des combattants de l’islam (MMI) ou encore du Front des défenseurs de l’islam (FPI) (De Féo 2008).

Cette vague islamiste se fait sentir également en politique, même lors du retrait de Suharto. C’est l’intellectuel musulman Nurcholish Madjid qui a joué un rôle clé pour convaincre le dictateur de se retirer (Kersten 2016).

Des partis politiques ont vu le jour dans l’organisation politique du pays, dont le Parti de la Justice prospère (PKS), un parti musulman (De Féo 2008).

Toutes ces structures politiques musulmanes influencent quotidiennement l’État indonésien. Plus récemment, aux élections législatives de 2019, des groupes mettent de l’avant la charia et s’opposent à certaines idées « libérales », comme les droits des minorités ou encore l’égalité des sexes (Alif Alvian, 2019).

Contrairement à l’époque de Suharto, le XXIe siècle en Indonésie est marqué par le pluralisme politique, de plus en plus polarisé. Certains défendent l’idée d’une Indonésie à part entière islamique, alors que d’autres s’identifient à un État laïque (Warburton, 2020). Il est donc vrai de dire que des idéologies s’affrontent maintenant, du fait de l’influence presque complète de l’islam en Indonésie.

Bibliographie :

Abuza, Zachary. 2006. Political Islam and Violence in Indonesia. Londres : Routledge. https://doi.org/10.4324/9780203969250.

Alif Alvian, Rizky. 2019. « Political Islam Movements and Democracy in Indonesia: A Changing Landscape? ». Dans Continuity and change after Indonesia’s reforms. Sous la direction de Max Lane, 79-112. ISEAS-Yusof Ishak Institute.

Cayrac-Blanchard, Françoise. 1982. « Une dictature militaire en quête de sa légitimité : le cas indonésien ». Dans Dictatures et légitimité. Sous la direction de Maurice Duverger et du Centre d’analyse comparative des systèmes politiques, 415-41. Presses Universitaires de France.

De Féo, Agnès. « L’Islam en Indonésie : 10 ans après la dictature ». Dans « Les cahiers de l’Orient », sous la direction du Centre d’études et de recherches sur le Proche-Orient, n 92 (2008) : 9-14, https://doi.org/10.3917/lcdlo.092.0009.

Kersten, Carool. 2016. Islam in Indonesia: The contest for Society, Ideas and Values. New York : Oxford University Press. https://doi.org/10.1093/acprof:oso/9780190247775.001.0001.

Pew Research Center. 2022. Tableau — Most people in the countries surveyed identify as Buddhist or Muslim. https://www.pewresearch.org/religion/2023/09/12/buddhism-islam-and-religious-pluralism-in-south-and-southeast-asia/pr_2023-09-12_se-asia_0_11/

Warburton, Eve. 2020. « Deepening polarization and democratic decline in Indonesia ». Dans Political Polarization in South and Southeast Asia: Old Divisions, New Dangers. Sous la direction de Thomas Carothers et Andrew O’Donohue, 25-40. Carnegie Endowment for International Peace.

 

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