Les politiques linguistiques au Timor-Oriental : Constructrices ou destructrices de l’identité nationale timoraise ?

Par Kessy Clark

Le Timor-Oriental, situé dans l’archipel indonésien, est l’État le plus jeune d’Asie du Sud-Est. Colonisé par le Portugal puis envahi par l’Indonésie, le Timor-Oriental a profondément été marqué par ces « envahisseurs » qui ont laissé des empreintes pérennes sur sa culture, sa société et en particulier son identité (Daimon-Sato 2021, 98-99). Lorsque le jeune État insulaire obtient son indépendance en 2002, c’est un pays multi-ethnique avec une nation divisée que le gouvernement timorais doit reconstruire. L’édification d’une identité nationale timoraise se retrouve alors au centre de l’agenda politique. Le gouvernement va particulièrement essayer de construire cette identité à travers la mise en œuvre de politiques linguistiques. La langue est un outil crucial dans la formation de l’identité d’un pays, car elle véhicule la culture et crée des liens au sein d’une même Nation (Wu et Zhang 2023, 69). Toutefois, les politiques linguistiques timoraises vont s’avérer à plusieurs reprises être insuffisantes, voire contre-productives. Quels effets ont donc eu les politiques linguistiques sur l’édification d’une identité nationale au Timor-Oriental ? Ont-elles agi comme des vecteurs d’unité nationale ou, au contraire, de division ?

(©J. Patrick Fischer)

Un État multiculturel

Avant l’arrivée des Portugais et des Indonésiens au Timor-Oriental, l’État était déjà caractérisé par une grande diversité linguistique, avec la présence de nombreuses langues locales issues des familles linguistiques austronésiennes et papouasiennes (Leech 2008, 155). Lorsque les Portugais et les Indonésiens établirent leur présence dans l’État insulaire, ils apportèrent avec eux des influences linguistiques qui ont profondément modifié le tissu social du territoire. Effectivement, pendant leur période de domination, les deux puissances ont incorporé leur propre langue, respectivement le portugais et l’indonésien, comme langue officielle du Timor-Oriental (Leech 2008, 157-156). C’est pourquoi, à l’aube de son indépendance, le pays se retrouve non seulement avec une vingtaine de langues locales mais aussi avec 2 langues héritées de son passé.

Le début des politiques linguistiques

Les politiques linguistiques sont intrinsèquement liées à la construction d’une identité nationale : elles peuvent aboutir à l’édification d’une identité comme elles peuvent également être vecteurs de discorde sociale (Wu et Zhang 2023, 72). Primo, lorsque l’État devient indépendant en 2002, le gouvernement timorais adopte sa première politique linguistique qui se montre très complexe. Elle établit le tétoum — langue austronésienne largement répandue au sein de la jeune génération timoraise — et le portugais comme langues nationales, et désigne ensuite l’indonésien et l’anglais comme « langues professionnelles ». (Simões 2015, 386). C’est un premier pas par le gouvernement de construire une identité nationale représentant la diversité linguistique de sa Nation. Le Décret n˚ 4 de 2015 montre également cette volonté du gouvernement d’édifier une identité « multiculturelle ». Il priorise l’enseignement du Tétoum suivi par le portugais dans les écoles de secondaire, assurant ainsi une égalité entre les deux langues nationales (Wu et Zhang 2023, 71-72). Dans ce contexte, les initiatives en matière de politique linguistique lancées par le gouvernement après l’indépendance du Timor-Oriental contribuent à un début de construction d’une identité nationale fondée sur le bilinguisme, voire le multilinguisme.

(©UNICEF Timor-Leste/2018/bsoares)

Les politiques linguistiques : entre marginalisation et conflit intergénérationnel

Toutefois, cette tradition « bilingue » est aujourd’hui renversée. En 2023, on voit une tendance du gouvernement à prioriser le portugais par rapport au tétum et aux autres langues locales. On l’aperçoit dans plusieurs domaines : l’hymne national est enregistré en portugais, les documents gouvernementaux et administratifs sont publiés en portugais etc… (Wu et Zhang 2023, 73). Ce favoritisme flagrant pour la langue portugaise a engendré un conflit intergénérationnel entre une jeune génération parlant majoritairement le tétum contre une génération plus âgée et éduquée sous le système portugais (Wu et Zhang 2023, 73). Si on se base sur les statistiques, le Tétum est parlé par 2/3e de la population tandis que le Portugais représente une proportion relativement faible de la Nation, mais dont la majorité est dans le secteur politique (Simões 2015, 388). Il y a donc la domination d’une petite élite politique dans le processus décisionnel des politiques linguistiques, entraînant alors une représentation inégale de la population timoraise. Ce biais en faveur du portugais a empêché la formation d’une identité nationale pour de nombreux jeunes timorais qui ne s’identifient pas à travers cette langue, et n’arrivent donc pas à se lier à la Nation. De manière similaire, la primauté des deux langues nationales a également entraîné une marginalisation des langues locales. La publication exclusive de documents administratifs et judiciaires en portugais ou en tétoum a pour conséquence l’exclusion des communautés dont la langue maternelle ne fait pas partie de ces deux langues (Wu et Zhang 2023, 74). Ces communautés sont alors mises à l’écart de la vie politique de leur pays et se retrouvent de facto négligées. Étant exclus, ces individus ne peuvent s’identifier à l’État, empêchant donc toute possibilité de construction d’une identité nationale.

Les politiques linguistiques initiées par le gouvernement timorais sont donc très complexes, compte tenu du caractère multiculturel de l’État. Bien que le gouvernement ait tenté de créer une identité nationale représentative de sa Nation à travers une politique « bilingue », ses politiques récentes ont majoritairement entraîné des divisions au sein de sa population et une marginalisation de certaines communautés linguistiques, entravant ainsi la formation d’une identité nationale timoraise.

Bibliographie :

Daimon-Sato, Takeshi. 2021. « Why Does Timor-Leste Remain Fragile? A Resource Dependence Explanation ». Asian Journal of Peacebuilding (9), 1: 91-110. https://doi.org/10.18588/202105.00a178

Leech, Kerry Taylor. 2008. « Language and Identity in East Timor: The Discourses of nation-building ». Language Problems and Language Planning (32), 2: 153-180. https://doi.org/10.1075/lplp.32.2.04tay

Ministère de l’Éducation du Timor-Oriental. 2014. DECREE-LAW No. 4/2015 of January 14. Timor-Oriental : Ministère de l’Éducation du Timor-Oriental. https://www.laohamutuk.org/educ/2015/DL4-2015en.pdf

Simões, Fernando Dia. 2015. « Law and Language in Timor-Leste: Bridging the Divide », Contemporary Southeast Asia (37), 3: 381-405. http://www.jstor.org/stable/24916610.

Wu, Fan et Xinruin Zhang. 2023. « The Impact of Language Policy on National Identity in Timor-Leste from an Incrementalism Perspective ». Journal of Education, Humanities and Social Sciences (15): 68-76. http://dx.doi.org/10.54097/ehss.v15i.9105

Youtube. 2018. Timor-Leste National Anthem – ‘Pátria’ (PT/EN). Youtube. https://www.youtube.com/watch?v=IBPplkNd7pA&ab_channel=BlueMarbleNations.

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